TUTTI magazine
Nicolas Mesnier-Nature
 
Carmen (Antonacci, Kaufmann) Blu-ray
Anna Caterina Antonacci, Jonas Kaufmann et Antonio Pappano à Covent Garden : à eux seuls, ces quatre noms suffiraient à donner envie de voir cette Carmen. Bien que pilier du répertoire mondial, le dernier opéra de Bizet reste une impitoyable mise à l'épreuve pour les meilleurs. Que cette sortie Blu-ray tant attendue en France nous réserve-t-elle ?

Tout est excessif dans Carmen : le rôle du destin, le combat entre l'honneur et la honte, entre la raison collective et la folie individuelle et le lien indéfectible entre l'amour et la mort. Ces passions et sentiments extrêmes trouvent un cadre parfait dans l'Espagne colorée de la production signée Francesca Zambello, où l'on ne plaisante pas avec les sentiments et dans laquelle tout se résout à coups de navajas.
Exacerbant les rapports humains, la chaleur et la moiteur de la journée qui sert de cadre à la mise en place du drame engendrent concupiscence et dérèglement d'un ordre difficilement maintenu par les autorités. La nuit provoque à son tour la peur et incite aux trafics. Les allures provocantes des cigarières et la lubricité à peine voilée des hommes créent des liens perturbés par les hordes d'enfants misérables, prompts à jouer aux petits soldats.
La réalisation de Jonathan Haswell rend très bien ces atmosphères en multipliant les gros plans et les plans d'ensembles dans un efficace réalisme de premier degré. Quant à la mise en scène, par moments novatrice - la fin éventée dès l'ouverture, par exemple - magnifie les personnages en rendant leurs comportements proches de nous. La chorégraphie faite de mouvements et de tourbillons implique tout le plateau. Enfin les costumes réalistes sont remarquables de précision et de richesse, comparés aux décors qui font davantage dans l'évocation sans surcharge, ce que nous apprécions.

Mais une Carmen n'est rien sans son héroïne.
Les hasards éditoriaux nous mettent en position de comparer Anna Caterina Antonacci avec elle-même, 3 ans plus tard, en 2009, à l'Opéra Comique (DVD paru chez Fra Musica testé dans nos pages)…
Il ne fait aucun doute que la soprano italienne est Carmen. Elle en possède la stature, l'énergie, le charisme, la volonté, la sensualité et les cordes vocales. De manière très naturelle, elle danse sur les tables, mêlant bruits de talons à la musique, associant les gestes à la parole ou au chant. Moins empruntée que dans la mise en scène d'Adrian Noble et sous la direction de John Eliot Gardiner, elle vit son rôle pleinement, sans doute stimulée par l'excellence de son partenaire, le Don José de Jonas Kaufmann.
Quant au chant, on notera également une différence de fond, que chacun appréciera en fonction de sa sensibilité. Là où, à l'Opéra Comique, la ligne mélodique se transformait génialement en un parlé-chanté expressif et recherché, à Covent Garden, la ligne de chant reste davantage dans la tradition lyrique. Plastiquement sans surprise, mais stylistiquement très juste, cette Carmen londonienne engendre plus de réflexes de cantatrice jouant la femme fatale que de femme du peuple se prenant à chanter. C'est une option qui est défendue par la majorité des interprétations, et la soprano italienne ne semble en avoir pris de la distance que plus tard. La quasi-perfection de l'incarnation est magnifiée par le français impeccable de l'interprète italienne, qui ne nécessite donc aucunement la présence de sous-titres.
Cette remarque demeure valable pour la plupart des autres rôles et même du chœur, ce qui manquait cruellement avec Gardiner, dont les récitatifs ne faisaient que mettre en relief les défauts d'articulation.

L'allemand maternel de Jonas Kaufmann reste donc lui aussi aux oubliettes. Davantage que sa partenaire, ses talents d'acteur explosent. Il sait faire évoluer son personnage au fil du déroulement de l'action. Du jeune gradé naïf et fleur bleue, à l'amant défiant l'autorité finissant en meurtrier éconduit, tout respire la véracité. Le chant puissant et sans faille donne une réelle intensité et une profonde subtilité à des airs rebattus tel "La Fleur que tu m'avais jetée" ou plus académiques "Ma mère, je la vois". Son jeu extérieur lors du combat avec Escamillo et dans la scène finale, ou intérieur lorsqu'il déclare son amour ou en duo avec Micaëla, font vivre en permanence le personnage, sauvé du statisme stérile et des déplacements stéréotypés. Jonas Kaufmann ignore la fixité infructueuse : si le corps ne bouge pas, le visage prend le relais.

Le troisième rôle important, celui d'Escamillo, paraît quelque peu en retrait. Le baryton-basse Ildebrando d'Arcangelo ne démérite pas dans sa fière allure de toréador et sait efficacement atténuer l'aspect bravache du personnage, malgré une entrée en scène qui peut faire craindre le pire. Sa tessiture a du corps, l'émission est puissante, mais la diction moins parfaite qu'on ne l'aurait souhaitée.

La Micaëla de Norah Amsellem a quant à elle plus l'allure d'une vierge guerrière que d'une jeune effarouchée fragile, timide et craintive, et son chant, même s'il ne pose aucun problème en matière de précision et de couleurs, sonne trop mûr et opératique mis en perspective avec le caractère du personnage.

Le chef italien Antonio Pappano s'investit complètement dans cette reconstitution musicale réussie d'une Espagne où Bizet ne mit jamais les pieds. Sa partition brille, avance, l'oreille du spectateur y retrouve ce qu'elle attend. Pourtant, la comparaison avec la version Gardiner atteste que le chef anglais a su y insuffler un vent de folie – des tempi ébouriffants – et un sel instrumental plus âcre dû, en partie il est vrai, aux coloris spéciaux des instruments d'époque, notamment des vents.

Les chœurs de la Royal Opera House semblent par moment confus, particulièrement dans les interventions des enfants, qui bougent beaucoup trop pour être précis. Mais on se laisse facilement emporter par leur enthousiasme et leurs mines réjouies. On précisera que les nombreuses scènes de groupes animées occasionnent beaucoup de bruit sur scène mais que ces sons extra-musicaux assumés donnent l'impression d'avoir été intégrés à la partition. Ils ne gênent d'ailleurs pas outre mesure l'écoute.

L'idée même d'une production de Carmen idéale paraît impossible. Malgré ses formidables atouts, cette version ne déroge pas à cet état de fait. L'opéra le plus joué au monde sera éternellement victime de son succès car chacun a en tête et dans l'oreille quasiment tous les numéros qui le composent. Cette popularité exceptionnelle et la quasi-impossibilité de transposer le livret dans un autre siècle et dans d'autres lieux contraignent interprètes, metteurs en scène et chefs d'orchestre à adapter leur vision à ces obligations au risque d'être caricatural à chaque tableau ou de faire fausse route. Cette Carmen de Covent Garden n'en demeure pas moins une des meilleures de ces dernières années.






 
 
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