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Classique News, 01.11.2015 |
Lucas Irom |
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Verdi : Aida. Jonas Kaufmann, Pappano. 3 cd Warner classics.
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Après un sublime récital monographique dédié à Verdi, (Verdi Album ,
2013) puis Puccini, (Récital discographique “Nessun Dorma”, également
enregistré avec Antonio Pappano) le plus grand ténor du monde actuel,
capable d’être fin diseur dans sa langue native chez Wagner, Schubert,
cultivant avec une égale finesse d’intonation et la puissance et
l’intelligence nuancée du texte, signe ici une nouvelle incarnation qui
en fait manifestement un superbe verdien (comme d’ailleurs les actuels
engagements de la super soprano Anna Netrebko, elle aussi, preuve à
l’appui : Leonora, Lady Macbeth et bientôt Giovanna-, : passionnément
verdienne. La force de Kaufmann, c’est son intelligence dramatique qui
sur les pas de ses grands ainés disparus (Vickers) ou vivant (mais
devenu baryton : Placido Domingo auquel le munichois ressemble
d’ailleurs physiquement de plus en plus), réalise l’inconciliable,
éblouir chez Wagner comme chez Verdi ; son Radamès fait toute la valeur
de cette nouvelle intégrale Aida, une version luxueuse réalisée avec
soin en studio (ce qui nous change des live devenus standards actuels
aux résultats évidemment irréguliers), accomplissement discographique
auquel le chef Pappano apporte aussi un même souci d’intériorité et de
sincérité surtout dans les deux derniers actes III et IV, où le souffle
crépusculaire qui dessine progressivement le sépulcre terrifiant
fantastique qui va bientôt ensevelir les amants maudits et condamnés,
s’affirme avec une subtilité orchestrale et poétique, évidente. Du bel
ouvrage (à part quelques écarts superfétatoires voire grandiloquents de
la baguette, certes bien trop infimes pour compter) qui renouvelle ici
notre perception d’Aida : à l’appui de son formidable soliste Kaufmann,
Antonio Pappano nous lègue un opéra intimiste, construit en un huit clos
haletant plutôt qu’en une fresque collective continûment hollywoodienne,
ou équilibre entre les deux dimensions rétablies dans leur juste
dimension. Si l’on trouve sa direction parfois épaisse et grandiloquente
(le final du III justement, un peu trop pétaradant justement), le chef,
superstar du Royal Opera house de Covent Garden, sait être homme de
théâtre passionné de psychologie théâtrale. Comme on le verra la
ciselure que permet le studio (plutôt qu’un live en salle de concert)
réalise une immersion intimiste manifestement réussie.
Aida
psychologique et nocturne instrumentalement fouillée par Pappano où
jaillit le gemme étincelant, noir, incandescent du Radamès de Kaufmann
Et d’abord que vaut ici Aida ? Son “Qui Radamès verra…” (au III)
souligne chez Anja Harteros (partenaire familière du ténor, dans un
Lohengrin déjà enregistré à Salzbourg entre autres) la couleur dernière
des deux chanteurs, désormais abîmés dans le renoncement funèbre,
l’oubli, le détachement. Le studio permet des équilibres ténus dans le
format et la balance globale : ainsi ici comme c’est le cas de nombreux
airs, le travail de ciselure sur le rapport voix et orchestre, plutôt
timbre et instruments y gagne un relief et une intensité décuplés qui
s’avèrent, au service de la juste intonation des solistes, totalement
superlatifs. Ce Verdi peintre subtil et intérieur surgit de nouvelle
façon, évoquant plus Wagner que tous ses contemporains italiens, plus
inspirés par la performance et le bruit plutôt que la couleur et le
caractère psychologique de chaque situation. Le réalisme âpre, noir
spécifiquement verdien qui s’impose à partir de Rigoletto, s’affirme de
façon éloquente dans une conception introspective.
La prière
d’une Aida détruite, défaite mais digne qui pleure à jamais son lien à
sa patrie s’y révèle troublante, noire, d’une épure lacrymale, très
investie et humainement juste et sincère : d’autant que le chef sait
détailler et ciseler la caresse si vaine mais si tendre des instruments
complices (“Patria mia, mai piu, ti revedro…”, avec hautbois et flûtes
en halo spiritualisé / éthéré). Sans avoir l’angélisme étincelant d’une
Tebaldi, Anja Harteros – timbre lisse d’un velours voilé (aigus feutrés)
mais très articulé-, peut face au micro, ciseler son texte et affiner sa
propre conception du rôle d’Aida avec une finesse qui fusionne avec
celle de son partenaire amoureux, Radamès. La légèreté d’une Adelina
Patti, belcantiste bellinienne que souhaitait Verdi pour le rôle, est
bien loin ici, mais reconnaissons que malgré son grain vocal, sa nature
charnelle et mûre, Harteros offre une belle leçon incarnée.
Evidemment, l’argument majeur du coffret reste Jonas Kaufmann. Le grand
duo entre les deux (Radamès / Aida) qui marque ce basculement dans
l’intime et le tragique amoureux au centre du III, reste un sommet de
finesse poétique, défendu par un orchestre nuancé, deux diseurs absolus,
jamais en puissance, toujours proches de l’intention et des enjeux
profonds du texte. Intensité, justesse prosodique, feu progressif,
extérieur conquérant du général victorieux, puis de plus embrasé,
intérieur à mesure qu’il décide de tout sacrifier à son amour pour Aida,
le ténor maîtrise toutes les colorations de sa voix féline et sombre qui
en fait le ténor le plus crépusculaire et romantique de l’heure (et
d’ailleurs finira-t-il comme son mentor, Domingo… en baryton ? Tout le
laisse penser). Sa figure qui paraît au IV devant Amnéris qui l’a
dénoncé et condamné, indique une âme désespérée qui a renoncé à tout,
car il pense qu’Aida est morte… Puis le fin tissage vocal opéré dans le
dernier tableau du IV, au tombeau, façonne un chant transfiguré et
simple qui touche directement. Ici, s’affirme la détermination
victorieuse d’un amant qui se croyant seul et condamné, retrouve au
moment d’expirer, le seul objet de son amour.
La noblesse
naturelle du français Ludovic Tézier apporte au rôle d’Amonasro, père
d’Aida, un profil félin et carnassier d’une distinction articulée, elle
aussi de très grande classe : leur duo attendri et éperdu, – accent
emblématique de la tendresse verdienne père / fille tant de fois
incarnée dans son théâtre – au III, qui de duo s’achève sur le trio avec
Radamès-, y est magnifiquement rythmé, articulé, exprimé par Pappano,
très intimiste et d’un geste amoureux pour les effusions sincères de
chaque situation. Le père combine un amour véritable pour sa fille et
aussi la nécessité de l’utiliser pour assurer la victoire des éthiopiens
contre les égyptiens. Sentiment, devoir, sincérité et stratégie, les
termes inconciliables sont réunis pourtant par un Tézier, fin, allusif,
princier (ou plutôt royal, personnage oblige), mordant.
Saluons
l’absolue réussite expressive du IV : la solitude désarroi qui éprouve
l’égyptienne malheureuse Amnéris, elle aussi proie tiraillée entre
devoir et sentiment, la grande équation d’Aida selon Verdi : l’alto
Ekaterina Semenchuk a de réelles moyens qui comparés cependant à ses
partenaires, paraît souvent moins nuancés et précis : défaillance dans
l’articulation de l’italien qui l’empêche définitivement de colorer avec
une vraie subtilité chaque accent de son texte. C’est la moins diseuse
de tous. C’est pourtant à travers ses yeux que toute l’action de
l’acte IV – principe génial- s’accomplit, dévoilant alors dans
l’assassinat calculé des deux amants, l’amertume d’un cœur témoin et
coupable, lui aussi rongé, dévoré, embrasé par la jalouse impuissance,
une haine qui cependant bascule en une compassion finale des plus
bouleversantes. La clarinette grave qui accompagne alors une Amnéris
foudroyée par une situation qui la dépasse, rappelle évidemment une
autre figure noire et jalouse, haineuse d’abord, frappée ensuite par une
nouvelle conscience faite pardon, bascule spectaculaire : Vitellia la
méchante dans La Clémence de Titus de Mozart, qui est soudainement
saisie par la conscience de sa noirceur inhumaine : l’opéra nous offre
des situations exceptionnelles : Verdi rejoint ici Mozart. De toute
évidence, Pappano explore cette similitude avec une justesse sobre et
précise. Même couleur sombre et humaine pour l’excellent Ramfis
d’Erwin Schrott lorsque Pharaon demande / exhorte à Radamès d’avouer sa
trahison et de se repentir… (IV).
Expliciter le feu intérieur.
Dans ce travail sur la pâte sonore, sur le relief intérieur de chaque
situation dont l’atténuation très fine et précise permet la juste
projection du texte, l’orchestre Santa Cecilia gagne un prestige inédit.
Sous la conduite de Pappano, les instrumentistes ne semble être soucieux
que d’une chose : l’explicitation de feu intérieur consummant chaque
personnage : Radamès sacrifiant sa gloire, son loyauté à Pharaon, son
devoir, sa carrière pour servir son seul amour pour Aida ; Aida
l’esclave éthiopienne au service de l’Egyptienne malheureuse Amnéris,
sacrifiant elle aussi son père, sa patrie pour cet amour maudit mais
véritable ; Amnéris, princesse impuissante, amoureuse vaine du général
Radamès … L’expression des individualités, ardentes, souffrantes,
éperdues s’affirme dans un style sobre, d’une clarté dramatique que le
chef préserve absolument, veillant constamment à l’avancée de l’action
tragique malgré la succession des tableaux. L’incise tragique exprimée
par l’orchestre souligne la pureté expressive et très complémentaire des
trois protagonistes : le trio Amnéris, Aida, Radamès au delà de leur
divergence, rassemble en définitive trois figures égales par leur
souffrance, leur humanité, leur impuissance face à un destin
irrévocable. La fin de l’opéra, huit-clos étouffant délimité par le
caveau où les deux amants meurent emmurés vivants, donne en définitive
la clé d’un opéra que beaucoup de chefs dénaturent en l’inscrivant dans
un peplum hollywoodien (de surcroît jusqu’à la fin) : ce chambrisme
irrésistible que défend Pappano et ses solistes (surtout donc Kaufmann
et Harteros) rétablit le réalisme nouvelle vague d’un Verdi
révolutionnaire à l’opéra : où a-t-on écouté avec une telle clarté, la
volonté de vérité théâtrale, d’articulation textuelle souhaitée par le
compositeur ? Même perfectible, la version s’impose, aboutie et
esthétiquement juste. C’est donc un CLIC de classiquenews en novembre
2015.
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