|
|
|
|
|
Forum Opera, 09 Octobre 2015 |
Par Cédric Manuel |
|
Les trompettes de la renommée
|

Comme il était attendu ce disque, depuis le concert romain mémorable du
27 février 2015, qui concluait ces sessions d’enregistrement ! Comme il
était attendu mais aussi craint, avouons-le, comme ces adaptations
cinématographiques ratées de grandes œuvres du répertoire littéraire.
Aussi parce que rien, jamais, ne peut remplacer ni restituer l’émotion
d’un concert. Mais quel plaisir de voir une intégrale d’un opéra aussi
populaire avec une distribution aussi luxueuse en ces temps de rareté
discographique. Plaisir des yeux, car le coffret est d’une extrême
élégance. Plaisir de l’écoute surtout. Car n’y allons pas par quatre
chemins, cette version se place au premier rang de la discographie, plus
de 50 ans après Solti, avec Vickers et Price, eux aussi à Rome (à
l’opéra cette fois), ou Karajan, avec Bergonzi et Tebaldi à Vienne.
Avec une distribution strictement identique à celle du concert, à
l’exception de la Grande Prêtresse chantée ici avec finesse par Eleonora
Buratto, l’auteur de ce coup de maître, Antonio Pappano, aborde l’œuvre
avec les mêmes conceptions. Aida est un sommet de l’art lyrique, mais il
n’est pas un monolithe monumental, même si tant d’interprétations
pachydermiques ont pu le laisser croire. Comme toujours avec Verdi, au
moins dans ses œuvres de la maturité, le théâtre est certes omniprésent
– et comment ! – mais jamais au détriment des profils psychologiques des
personnages, ni de l’expression de leurs sentiments. Pappano nous le
rappelle à chaque instant, sans pour autant s’attarder (son prélude dure
par exemple 40 secondes de moins que celui de Solti, les ballets sont
soignés sur le plan instrumental mais très enlevés), en soulignant les
contrastes, en faisant ressortir les détails de l’instrumentation, sans
temps mort mais avec la plus grande finesse, une infinie douceur et,
quand il le faut, une puissance résolue mais qui surprend par la clarté
des plans sonores – la prise de son, au plus près de l'orchestre, n'y
est pas pour rien, bien sûr, dans la vaste salle à la superbe acoustique
qu'est la salle Sainte-Cécile du Parc de la Musique de Rome. Ecoutez
l’introduction du dernier acte et le tranchant des cordes juste avant «
L’aborrita rivale a me sfuggia ». Ecoutez le tapis du prélude, la
tendresse des dernières mesures qui montent jusqu’au ciel. Autant
d'exemples d'un soin d'orfèvre.
Comme d’autres avant lui (Muti
par exemple), Pappano a convoqué une fanfare militaire pour renforcer la
fameuse marche. Et pourtant, il la fait jouer en coulisses, loin des
habituels défilés tonitruants à l’avant-scène, comme un écho lointain,
jamais envahissant. Et pourtant la scène du triomphe n’est pas moins
impressionnante.
On a donc le sentiment d’être au cœur de
l’orchestre, on ne rate rien. La tension dramatique est de plus en plus
perceptible, jusqu’au duo entre Amonasro et Aida, puis au procès,
jusqu’à la pierre fatale qui referme le tombeau. Le chœur est somptueux,
parfaitement en place, d’une clarté confondante. Un seul exemple parmi
tant d’autres : l’intervention monacale des prêtres avant le procès, en
coulisse, saisissante. On se contenterait déjà juste de cela. Le
résultat de ce travail de tous les instants, de ce souci du détail juste
et non des effets faciles, de cette cohérence d’ensemble, est fascinant.
Mais pour emporter la mise, il faut des chanteurs d’exception. Ils
sont là. L’homogénéité qui faisait tout le prix de la soirée inoubliable
du 27 février, se retrouve ici avec, même, davantage d’engagement, en
particulier de la part d’Anja Harteros, qui incarne l’une des Aida les
plus sensibles et les plus équilibrées de la discographie, dont le
timbre épouse parfaitement les contours d’un personnage passionné mais
perpétuellement inquiet, dont elle a à l’évidence le profil vocal. Son «
O Patria mia » est, par exemple, un modèle. A peine pourrait-on lui
reprocher une diction parfois pâteuse et des suraigus çà ou là un peu
tendus : nous entendons incontestablement une grande Aida.
L’engagement ne fait pas davantage défaut à une Ekaterina Semenchuk qui
avait déjà produit une énorme impression lors du concert. Son Amnéris
est une amoureuse éperdue, tour à tour orgueilleuse, venimeuse,
haineuse, avant de glisser doucement vers le désespoir. Tout ceci
s’entend comme si on se trouvait devant elle, jusqu’ à ce saisissant «Tu
l’ami, ma l’amo anch’io » prononcé les dents serrées. Et quelle voix !
Sur toute l’étendue de la tessiture, elle fait merveille, se jouant des
pièges tendus par Verdi.
Et comment ces deux-là ne pourraient
elles pas aimer le Radamès souverain, solaire, éclatant, qu’incarne
Jonas Kaufman ? Le ténor allemand est le maître des nuances, son «
Celeste Aida », par exemple déjà saisissant dans le récent récital
consacré à Verdi est ici un bonheur d’équilibre, de respiration, de
diction aussi, sans parler du magnifique decrescendo qui le conclut,
pianissimo. La scène finale est elle aussi un modèle de finesse et de
douceur (« Aida, dove sei tu ? »), ce qui ne retire rien à la puissance
de ses aigus, jusqu’à un « Sacerdote, io resto a te » à la fois tenu,
sans esbroufe, et tranchant. Son timbre nous a paru moins barytonnant
que ces derniers temps, mais parfois – et c’est frappant - on croirait
entendre Jon Vickers. Ce Radamès roule moins des mécaniques que certains
de ses illustres devanciers, c’est un guerrier, certes, mais c’est
d’abord son cœur qu’on entend.
Car en effet, dans ce disque tout
s’entend. L’autorité peu soucieuse de sentiments de l’Amonasro de
Ludovic Tézier par exemple. Avec sa voix si reconnaissable, au legato si
soigné, le baryton se fait ici glacial, tout à sa soif de vengeance, et
livre une performance de très haut vol. Sa présentation au roi respire
le dépit et le mépris. Son duo avec Aida est impressionnant de dureté et
de détermination. Le tout sans aucune faiblesse et là encore dans un
italien totalement intelligible.
Le Roi de Marco Spotti bénéficie
lui aussi d’une diction irréprochable, mais nous a semblé moins
impressionnant que lors du concert, plus en retrait, sans démériter pour
autant. Même constat pour le Ramfis d’Erwin Schrott, qui est peut-être
le moins engagé de toute la distribution. La voix est certes bien posée,
remarquable dans ses interventions, ce qui n’est bien sûr absolument pas
négligeable, mais il ne marque pas autant les esprits. La faute, sans
doute, à un rôle plus monochrome, au profil moins dessiné que celui des
quatre principaux protagonistes.
Bonne intervention, enfin, du
messager de Paolo Fanale.
Un grand disque, donc. Sans doute
l’éditeur aurait-il pu se contenter de deux galettes et non trois, mais
qu’importe finalement: une fois qu’on commence à les écouter, on ne peut
pas s’arrêter et ces 2heures 20 passent comme un souffle. Ne boudons pas
notre plaisir : un tel festin lyrique au disque n’est pas si fréquent et
vous ne risquez pas l’indigestion.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|