Le Point, 5 Nov 2015
Par André Tubeuf
 
Jonas Kaufmann, Le ténor tout en or
Gérard Philipe de l'opéra et ascète du lied, le Bavarois sait (presque) tout chanter. Portrait.
 
C'est sans doute avec son Werther de l'hiver 2009, à Paris, qu'il a montré sa vraie étoffe. Son ombre se profilait sur la porte du jardin, il entrait, regardait la maison, le souvenir affluait. Un personnage imposait en scène son monde intérieur et, sans un mot dit ou chanté, faisait oublier la scène, le costume, et même que c'était du théâtre. C'est rare. Quand en plus la voix est celle de ténor, la plus précieuse et recherchée, et d'un ténor beau, « rare » ne suffit plus. C'est miraculeux. Jonas Kaufmann a été ce miracle. Quand il a rouvert les yeux et chanté : « Je ne sais si je veille, ou si je rêve encore », on était dans la peau du personnage, dans sa souffrance, sa nostalgie mêmes. Cette complicité compassionnelle est la plus vraie magie de l'opéra. Et avec lui, elle opère à plein. Don José de « Carmen », Parsifal de l'opéra du même nom ou Florestan de « Fidelio », c'est la même évidence. La même intensité. « Une bête de théâtre », remarquait déjà Giorgi() Strehler, quand il dirigea, tout débutant, dans son ultime « Cosi ».

Beau, svelte, du miel et du bronze à la fois dans le timbre, Kaufmann n'évoque aucun ténor récemment idolâtré, Domingo ou Pavarotti. Il reproduit plutôt l'archétype du jeune premier fatal, un Gérard Philipe, et à hauteur littéraire non moindre. Quand Il incarne Don Carlos, le chant est de Verdi mais le personnage de Schiller. Et si, en Werther, sa sensibilité (morbide, crépusculaire) est devenue du Massenet, le nimbe reste celui du très jeune Goethe.

Il a passé à Zurich huit fécondes années, vedette déjà, mais pas surexposé. Il y a mûri la fabuleuse polyvalence qui n'est qu'à lui. Réintégrant Munich, sa ville natale, d'un coup il a explosé. L'Europe s'est mise à genoux devant son Lohengrin, en couple idéal avec Anja Harteros. Leur poésie, leur beauté, l'argent lumineux de leurs timbres rendaient à Wagner un glamour oublié. Salzbourg, Londres, Bayreuth, le Met, la Scala ont suivi, faisant éclater la voix, et plus encore la vérité : un Parsifal qui ose sa naiveté ; un Don José qui jouera du couteau, mais dont l'air « La fleur que tu m'avais jetée » fait chavirer les coeurs. Le lied est son jardin secret, il pourrait caser un récital chaque soir libre. Dans « Le voyage d'hiver » de Schubert, immobile une grande heure et à mi-voix, on l'a vu obliger un public venu pour applaudir à l'ascèse suprême : écouter, oublier le reste, n'être qu'oreilles.

Gymnastique. Ce public, les visons comme les jeans, le beau Jonas ne le subjugue pas moins quand il lui sert du plus léger, l'opérette berlinoise des années 20 ou du Franz Lehar. Alors le voilà qui raconte, prend la baguette, s'éclate. Il pourrait faire ça tous les soirs, il ferait salle comble. On se demande où il trouve encore le temps d'apprendre : « Aida », qu'il vient d'aborder en scène (après en avoir fait en studio un album qui cartonne), « Les maîtres chanteurs de Nuremberg », ce printemps, « Otello », programmé pour 2017.

Pour sa chance, il est né costaud, et le chant après tout est une gymnastique (respiratoire, mentale) en soi Il peut se programmer selon son désir d'artiste. Il se fait confiance. Forcément, il lui arrive de devoir passer trop vite d'un rôle barytonnant qui lui tasse la voix (Siegmund, de « La Walkyrie », au Met) à un autre qui la veut redevenue souple, haut tenue (« Les maîtres chanteurs de Nuremberg », à Munich). Callas appelait ça « faire l'ascenseur », et s'en méfiait comme de la peste. Lui, c'est son sport, il prend ses risques. Plus d'une fois il annule, il vient de le faire à Paris, pour un récital Puccini. A 46 ans son énergie est intacte, son ambition d'artiste aussi, son capital de sympathie vertigineux. Le plus beau est à venir, Tristan. Il l'intériorise, le conçoit déjà. Patience. En décembre à la Bastille, il sera le Faust de Berlioz.



 
 






 
 
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