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Le magazine du Monde, 3.7.2015 |
Par Michel Guerrin |
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Le livret de Jonas
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L'accumulation des atouts du chanteur
bavarois tient du miracle. Et l'attirer de l'exploit. |
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Mettez bout à bout les programmes des festivals de l'été, vous obtenez des
milliers de pages. Une amie au Monde fait le tri : « D'abord, il y a Jonas
Kaufmann. » Un confrère, pianiste et chanteur amateur, ajoute : « C'est le
seul ténor qui m'émeut. » A 45 ans, ce Bavarois est le chanteur le plus
excitant du moment ' il lui arrive d'être applaudi avant d'ouvrir le bec.
L'accumulation des atouts tient du miracle : voix cuivrée, amplitude
phénoménale, élocution parfaite dans le répertoire français, italien comme
allemand, physique de tombeur, acteur charnel et sexy, carrière habilement
menée pour ne pas brûler son timbre, culture fine de la musique forgée dès
l'enfance, intelligence. Important, l'intelligence, souffle un expert : «
Les chanteurs n'ont souvent rien dans le citron ; pas lui. »
Jonas
Kaufmann est si demandé qu'il a des engagements jusqu'en 2021. Donc
l'attirer tient de l'exploit. Pourtant, après des années de disette, ses
rendez-vous avec la France sont riches. Il sera Don José dans Carmen aux
Chorégies d'Orange, les 8, 11 et 14 juillet. Puis au Théâtre des
Champs-Elysées (TCE), à Paris en octobre, pour des récitals Richard Strauss
et Puccini. Il bouclera en beauté 2015 à l'Opéra Bastille en endossant le
costume de Faust sur la musique de Berlioz. Raconter comment ces trois lieux
ont « signé » Kaufmann, c'est plonger dans l'économie des chanteurs
lyriques. Elle est bâtie autour des grandes maisons d'opéra, car c'est là
que se font et défont les carrières, là où il faut être. A l'Opéra Bastille,
par exemple. Son patron, Stéphane Lissner, est direct : « Je veux Jonas car
il est le meilleur ténor au monde. » Au point d'être au c'ur de son
programme. Outre Faust, il sera présent en 2016 dans Les Contes d'Hoffmann,
d'Offenbach, et Lohengrin, de Wagner. Et surtout il ouvrira la saison 2017
avec un rôle qu'il n'a jamais chanté : Don Carlos, de Verdi.
On
imagine que pour attirer une telle star du chant, la trentaine de maisons
d'opéra qui comptent dans le monde rivalise, à coup de zéros sur le chèque.
Non. Il y a une sorte d'accord informel entre leurs patrons pour limiter les
cachets du top 20 des chanteurs. « Entre 16 000 et 20 000 euros la
prestation », dit Lissner, voyage payé, mais rien pour les quatre semaines
de répétition, et frais d'hébergement à leur charge. C'est 17 000 euros à
l'Opéra de Paris ou au « Met » de New York, 18 000 à la Scala de Milan. On
est loin, rappelle Rupert Christiansen, dans le journal anglais The
Telegraph du 3 novembre 2014, des 70 000 euros que les maisons pouvaient
donner à une star pour une soirée ' les chiffres se sont effondrés au milieu
des années 1990. Ces maisons pratiquent des tarifs proches parce que
l'économie d'un spectacle de qualité est déficitaire. Le coût du plateau
(chef, orchestre, solistes, metteur en scène, ch'ur, décors) est souvent
supérieur à ce que rapporte la salle en billetterie ' même pleine. Ce qui
décide un chanteur à préférer Paris à Berlin ? Le défi artistique, selon
Lissner. Qui ajoute : « Un Kaufmann doit être en confiance avec le chef
d'orchestre, le metteur en scène et moi. »
Dans une confession au
Figaro, en 2009, le ténor Roberto Alagna disait que ses cachets à l'Opéra
partaient en impôts et en frais. Sans doute un peu rapide, mais c'était pour
dire que son argent, il le fait ailleurs. Comme les autres. Dans des
récitals en solo, des concerts sur mesure, avec les disques aussi (Kauffman
les multiplie chez Sony). Alagna avait cette formule : « Un soir de gala, je
touche 60 000 euros. Si j'ai besoin d'argent, je vais à Abou Dhabi et au
Japon, où j'obtiens 100 000 euros. » Stéphane Lissner encore : « Comme
Placido Domingo et d'autres, Jonas fait des soirées spéciales qu'il a du mal
à refuser. » Entendez : fort lucratives. Rupert Christiansen évoque même des
milliardaires qui convient une diva à chantonner dans un hôtel d'Abou Dhabi
pour 50 000 euros. Le Théâtre des Champs-Elysées n'est pas Abou Dhabi.
Frédérique Gerbelle y produit la soirée Puccini de Jonas Kaufmann en
octobre. Sur quel modèle économique ? « C'est simple, quel que soit le
programme, même seul avec un piano, un format pourtant difficile, Jonas
remplit les salles. » Frédérique Gerbelle loue la salle du TCE, et joue sur
la recette de 1 900 places, après avoir payé le chanteur. Combien ? «
Beaucoup plus qu'à l'Opéra de Paris. » D'autres précisent pour elle : 50 000
à 60 000 euros la soirée. Plus, selon des spécialistes.
Les
Chorégies d'Orange, c'est encore un autre modèle. D'abord parce que la salle
est un monstre. 8 300 places. Trois fois plus qu'à Bastille. C'est en plein
air, ce qui tétanise des chanteurs. Mais pas Kaufmann, déjà venu en 2006
dans le Requiem de Mozart. « Ce n'est qu'ensuite qu'il a explosé », dit
Raymond Duffaut, directeur des Chorégies. Façon de dire qu'il revient par
fidélité. Trois représentations, c'est rarissime. Il n'y a qu'un précédent,
Roberto Alagna en 2004, déjà dans Carmen ' l'opéra le plus populaire. Trois
représentations, c'est tentant car le coût de production baisse. Avec des
sièges qui vont de 31 à 263 euros, l'opération est rentable à condition de
remplir les 25 000 places, ce qui n'est pas gagné, même quand on s'appelle
Kaufmann. Et en dépit du cachet de ce dernier. Combien ? « Je ne vous dirai
pas, répond Raymond Duffaut. On doit s'approcher du modèle du TCE. Mais on
est loin des salaires du football ! » Beaucoup se demandent si Kaufmann
finira par aller sur d'autres terrains pour élargir son public. S'aventurer
dans la variété, le rock, ailleurs. Tout le monde y succombe, ou presque,
une fois les cimes conquises. Il a joué dans le film Casanova Variations
(2014), a chanté en 2012 au stade de Munich avant un match de football' Il
est réputé gourmand mais on sent que l'opéra reste sa maison. Pour
l'instant.
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