|
|
|
|
|
Le Monde, 09.07.2015 |
Par Marie-Aude Roux |
|
En coulisses avec Jonas Kaufmann
|
|
Ce dimanche 28 juin, le patron des Chorégies d’Orange, Raymond Duffaut,
rayonne. Sa victoire ? L’arrivée en tout début d’après-midi de Jonas
Kaufmann, le ténor vedette de la nouvelle production du Carmen de Bizet, qui
va enfin pouvoir aborder les répétitions déjà commencées il y a une semaine.
« Jonas avait encore un concert de gala sur la place Royale à Munich hier
soir, justifie Raymond Duffaut. Il a décollé ce matin d’Allemagne dès la
première heure. » On apprendra aussi que le chanteur a préféré prendre une
voiture de location à la gare d’Avignon TGV plutôt que le véhicule avec
chauffeur que son sponsor BMW met à sa disposition où qu’il aille, qu’il a
ensuite rejoint une maison à Sorgues, et demandé un vélo…
La
première et dernière fois que Jonas Kaufmann est venu aux Chorégies, c’était
en 2006, pour un Requiem de Mozart sous la direction de Myung-whun Chung. Il
n’était pas encore le plus grand ténor de la scène lyrique internationale,
interprète idéal dans les répertoires allemand, français et italien, «
alliant beauté vocale et physique, technique et expression dramatique ». Et
ne faisait pas encore partie des quelques chanteurs du « top fee » aux 60
000 euros de cachet par récital… Raymond Duffaut avait eu le nez creux !
La première répétition de ce dimanche à 17 h 30 est une musicale (avec
piano) sous la direction du chef d’orchestre Mikko Franck au Palais des
princes, un bâtiment des années 1990 « d’une laideur indéniable », affirme
le panneau apposé par la mairie d’extrême droite, qui a succédé, en 1995,
aux socialistes.
Tous les musiciens sont là… sauf Kaufmann.
L’énergique Mikko Franck, tee-shirt et pantalon de trek, a commencé avec le
quintette des contrebandiers : « Quand il s’agit de tromperie, de duperie,
de volerie… » Les chanteurs lui font face en arc de cercle. Le chef de chant
Mathieu Pordoy est à son piano. Raymond Duffaut n’a pas eu le temps de
s’inquiéter que le ténor allemand se glisse à sa place contre le piano.
Echange de sourires, coups de tête, la musique continue, tandis que Kaufmann
dépose au pied de sa chaise sac noir, bouteille d’eau et chapeau. Avant de
se joindre discrètement aux autres : ce n’est pas dans son rôle, mais autant
faire d’emblée bonne figure. Au contraire de la nature, la musique exige que
le nouveau venu dans la meute, surtout s’il est un alpha, donne des signes
positifs.
Le « si » bémol en lévitation Tout le monde sait que ce
Don José n’est pas un débutant et qu’il triomphe dans le rôle au
Metropolitan Opera de New York depuis presque dix ans (2007). Sa
discographie est éloquente : pas moins de trois versions de Carmen parues en
DVD. La première sortie, en 2008, avec Anna Caterina Antonacci et les
troupes londoniennes d’Antonio Pappano (Decca), la deuxième en 2012 avec
Magdalena Kozena et les Berliner Philharmoniker de Simon Rattle (Warner), et
la troisième en 2014, une production de Zurich avec Vesselina Kasarova et
Franz Welser-Möst (Decca). « J’ai commencé à étudier Carmen au conservatoire
dans le rôle du Remendado, que j’ai chanté à l’Opéra de Sarrebruck,
dira-t-il plus tard. Puis j’ai abordé Don José. Combien de productions ? Je
ne sais pas : Londres, Munich, Vienne, Milan, Zurich… »
Le quintette
est maintenant terminé. « Ready ? », lance le chef à Kaufmann. Le temps
presse, il faut filer l’ensemble des scènes où chante le futur meurtrier de
Carmen. Le soldat Kaufmann, bras et jambes croisés, est maintenant sur la
place de Séville. Sa Micaëla n’est pas loin : Inva Mula, sur la chaise d’à
côté, en superbe robe jaune, chante tournée vers lui de tout son amour de
jeune fille. Kaufmann s’échauffe dans la reprise du duo : « Ma mère, je la
revois… » Au pupitre, le chef finlandais Franck dirige comme s’il avait tout
l’Orchestre philharmonique de Radio France devant lui. « Même de loin, ma
mère me défend. » Il en aura besoin, Don José, car Carmen est en embuscade
deux chaises plus loin.
Oubliés, le triste plateau vide, les criardes
rangées de sièges en Skaï rouge : Kate Aldrich a lancé la fleur. La
mezzo-soprano américaine, elle aussi, ne s’épargne pas. L’opéra commence à
prendre forme, tandis que Kaufmann compense l’absence de mise en scène par
un surlignage gestuel, ose parfois des pitreries, imite les castagnettes de
la fameuse séguedille « Près des remparts de Séville ». Tout le monde attend
son air, le seul de toute la partition, le sommet, la déclaration : « La
fleur que tu m’avais jetée. »
Le ténor a décroisé les jambes. La voix
est là, vivante, déroulant l’une des prières d’amour les plus
douloureusement sensuelles de tout l’opéra français. Ne pas rompre le
charme. La dernière phrase arrive, monte vers l’aigu dans une douceur
terrible d’abandon (« Et j’étais une chose à toi… »), le si bémol est
maintenant en lévitation, il flotte, plane, se nappe de velours avant de
redescendre dans l’aveu : « Carmen, je t’aime… » Des applaudissements
fusent.
Enragé de l’intérieur Mais Mikko Franck n’a pas de temps à
perdre. Le « Philhar » ne sera là que le 2 juillet, quelques jours avant le
début des représentations, et il veut s’assurer de la mise en place de
détails, comme le temps exact de suspension que Kaufmann souhaite entre «
chose à toi » et « Carmen, je t’aime ». Il fera aussi remarquer au passage
que pour « dans ma prison », le rythme pointé n’était pas tout à fait en
place. « You are sure ? », demande Kaufmann. Le petit homme à la baguette a
bondi avec sa partition. Les deux musiciens se font face, reprennent la
phrase, leurs quatre mains ont les mêmes gestes en miroir, qui dessinent la
musique dans l’air. Moment rare. « Non, cet air n’est pas particulièrement
difficile à chanter, affirmera Kaufmann. Ce qui est difficile, c’est l’écart
de registre entre le début et la fin de l’opéra. On commence comme un ténor
lyrique léger montant jusqu’au do aigu, et on finit avec un ténor
dramatique, ce qui requiert énormément de puissance et d’énergie. Le plus
délicat est de soutenir cette progression tout en gardant des réserves. »
Des réserves, il en faudra à Don José pour apprendre de son rival, le
toréro Escamillo, que « les amours de Carmen ne durent pas six mois ». Le
baryton américain Kyle Ketelsen a commencé d’une voix mâle et sûre. Soudain,
il se met à « marquer », les notes chutent à l’octave inférieure. Kaufmann
semble accuser le coup, puis se met à « marquer » lui aussi. L’effet a été
saisissant. Une tension passe. L’affrontement des personnages serait-il en
train de s’emparer des deux chanteurs ? Nous apprendrons que l’apparente
mauvaise volonté de Ketelsen, due à une méforme, lui imposait de vraiment
ménager sa voix. Mais l’illusion du duel au couteau a été presque parfaite.
Reste à Don José et Carmen à régler leurs comptes dans le duo final. Ce
paroxysme lui aussi restera feutré, comme enragé de l’intérieur, avec
quelque chose de feulé dans la pénombre de la voix. José porte le coup, le
piano conclut. Fin de la répétition. Rendez-vous dans deux heures pour le
premier contact scénique avec le metteur en scène, Louis Désiré. « Don José
n’est ni un naïf, ni un faible, ni une victime, assure Jonas Kaufmann. C’est
un personnage complexe, instable, qui porte en lui une béance. Dans la
version longue de l’opéra, avec les dialogues parlés, on apprend qu’il a dû
fuir son pays car il a déjà tué quelqu’un. »
Un jeu de cartes géant
A 21 heures, le Théâtre antique est un vertige de beauté, les martinets dans
la lumière ocre du soir, le souffle idéalement tiède de l’air. Sur le
plateau, un jeu de cartes géant : le destin est inscrit, dont l’opéra ne
sera que l’accomplissement fatal. Kaufmann a troqué son pantalon pour un
bermuda. Le metteur en scène l’accapare. Il faut dire que le temps là aussi
est compté, à peine une semaine de travail avant la générale du 5 juillet.
Commence alors entre les deux une sorte de danse prénuptiale. Louis Désiré
est un tactile, qui a posé les mains sur le corps du ténor comme s’il
voulait le modeler. Kaufmann se prête au jeu, se lève, se rassoit, écoute,
tente de saisir au vol une des roses que Carmen vient de faire pleuvoir sur
sa tête.
La scène aimante les corps, l’érotisme devient palpable. Le
metteur en scène parle de « gipsy fever », de fièvre gitane. Une heure et
demie durant, Jonas Kaufmann participera, anticipera, proposera, faisant
parfois résonner son grand rire de chanteur devant les pierres millénaires
du mur. Ce sera le seul écho de sa voix, car le filage du premier acte de
Carmen jusqu’à minuit n’arrachera pas une note au ténor.
Quelques
jours plus tard, par téléphone, Kaufmann confirmera l’acoustique
exceptionnelle des Chorégies, et la sensation du chant en plein air. « On
n’a plus le même contrôle de la voix ni les mêmes sensations. Mais quand les
conditions sont bonnes et qu’il n’y a pas de vent, c’est tout simplement
magique de chanter sous les étoiles. » Et le chanteur de se rappeler son
premier Cassio (dans Otello de Verdi) en 2001 pour une production en plein
air de l’Opéra de Chicago devant 20 000 personnes. « J’ai encore dans la
tête la perception des arbres du parc, des contours de la ville, de la mer à
l’horizon… C’est resté pour moi un moment unique. » Le miracle de Chicago se
reproduira-t-il à Orange ? Tout permet de l’espérer.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|