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Libération, 1 mars 2013 |
Par Texte et photos Éric Dahan Envoyé spécial à New York |
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Jonas Kaufmann, le ténor du Rhin
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Le chanteur interprète ce samedi au Met
de New York un «Parsifal» retransmis en direct dans les cinémas du monde
entier. Il revient sur son parcours, d’amateur de Lieder à héros incontesté
de cette année Wagner. |
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Excitation des grands soirs devant le Metropolitan Opera : c’est la première
de la production du Parsifal de Wagner signée François Girard. Certes, les
lyricomanes ont pu découvrir le spectacle en 2012 à l’Opéra de Lyon, qui
figure avec celui de Toronto dans la liste des coproducteurs. Mais la
distribution new-yorkaise réunit les meilleurs interprètes d’aujourd’hui, à
l’image de celle de son Ring qui sera redonné en avril. Dans le rôle-titre,
Jonas Kaufmann, 43 ans, le ténor le plus aimé et demandé actuellement pour
son timbre de bronze, aigus claironnants et graves de baryton ; pour son
engagement émotionnel ; l’intelligence de son chant enfin, qui fait un sort
à chaque syllabe, comme personne depuis la légende Fritz Wunderlich. Avec ce
Parsifal, retransmis en direct le 2 mars dans le monde dont 100 salles de
cinéma de l’Hexagone (1), le Met pourrait pulvériser son propre record,
établi en 2012 avec la diffusion du Crépuscule des dieux qui rapporta 1,8
million de dollars (1,35 million d’euros) en une soirée.
Dès les
premières images, montrant la horde des chevaliers recueillis sur une terre
craquelée à l’aube, on pense au 2001, l’Odyssée de l’espace, de Stanley
Kubrick. Le ton minimaliste et épuré est donné, fidèle au parti pris
antinaturaliste de Wieland Wagner qui avait fait scandale à Bayreuth en
1951, et que suivit également Bob Wilson à Houston, en 1992, avec son
château de Klingsor évoquant le monolithe noir du film de Kubrick. En fond
de scène, un écran panoramique s’anime de nuages noirs, puis de planètes à
la dérive, avant de figurer un paysage à la Millet ou Courbet pour
l’Enchantement du Vendredi Saint. La grande cicatrice qui fissure le sol,
c’est la blessure d’Amfortas, crachant des litres de sang comme de la lave.
Certes, les limites de cette lecture écologique et postapocalyptique
affleurent dans un deuxième acte privé de son jardin vénéneux et enchanteur
et réduit à une forêt de lances tenues par des vestales en guise de
«filles-fleurs». Mais cette production, aux antipodes de l’abomination
signée Warlikowski à Bastille en 2008, nous épargne pièces rajoutées et
références visuelles à côté de la plaque. L’évolution d’un «fou pur»
Chacun des protagonistes mériterait que l’on consacre plusieurs pages à
sa performance. René Pape, pour son Gurnemanz de très grand style, Katarina
Dalayman qui, après son Isolde et sa Brünnhilde de choc sur cette même
scène, chante une Kundry vocalement somptueuse, Evgeny Nikitin pour son
Klingsor charismatique ou encore Peter Mattei pour ses débuts ahurissants en
Amfortas. Mais le héros de cette production et du bicentenaire de la
naissance de Wagner n’en reste pas moins Jonas Kaufmann. Pour sa façon de
traduire, pendant cinq heures, l’évolution de Parsifal, littéralement «fou
pur», qui, parti, à la découverte de lui-même, finira par régénérer la
confrérie moribonde des chevaliers du Graal. Mais également pour son
Lohengrin à la Scala, son récital Wagner chez Deutsche Grammophon, son
Siegmund dans la Walkyrie, enregistrée avec Gergiev et le Mariinsky (2), et
dans celle du Met, filmée en 2011 et qui sort en DVD (3).
Arrivé
début janvier à Manhattan pour les répétitions, Kaufmann vit dans un
appartement de location avec son épouse mezzo-soprano et leurs trois
enfants, scolarisés sur place pendant les six semaines que dure son
engagement. Impossible de le déranger, même les dimanches, car il profite de
sa présence sur le continent pour donner des récitals de Lieder à Montréal,
Québec ou dans le Colorado.
Mais deux jours après la première de
Parsifal, il apparaît enfin, jeans, baskets, chemise et veste noire, dans un
salon désert du Met. On lui raconte que cela fait dix ans qu’on lui court
après, qu’on a l’a célébré maintes fois dans ces colonnes pour ses
performances dans la Damnation de Faust à Genève, Fierrabras au Châtelet,
Fidelio et la Traviata à Garnier, Werther à Bastille. Il prend un air désolé
pour dire : «Je ne fuis pas les médias, c’est juste qu’il y a beaucoup de
demandes.» Puis, comme pour se faire pardonner, il parle sans discontinuer
pendant deux heures, au point qu’on redoute qu’il fatigue sa voix : «Pas
d’inquiétude : enfant, je hurlais tout le temps. Les gens disaient :
"Celui-là, il finira Premier ministre à aboyer en permanence." J’avais la
gorge tellement enrouée que le docteur prévenait mes parents : "A 20 ans, il
n’aura plus de voix."» L’idée nous avait traversés, à entendre son «Un aura
amorosa» dans le Cosi fan tutte monté par Giorgio Strehler au Piccolo de
Milan, en 1997. Il le reconnaît aisément : «Après le Conservatoire de
Munich, j’ai pris un nouveau professeur et revu ma technique de fond en
comble.»
Sa passion du chant date de l’enfance. «Mes parents et ma
grande sœur jouaient du piano en amateur. J’ai donc voulu les imiter, mais
le professeur a dit que j’avais les mains trop petites, donc on m’a mis à la
chorale. Je n’oublierai jamais la première fois où j’ai chanté à l’unisson
avec 60 autres enfants, cette impression d’être immergé dans le son, au cœur
même de la musique.» Avec le chant, Kaufmann trouve d’emblée un moyen de
traduire ses émotions : «Quand j’étais triste, je chantais quelque chose et
cela me consolait ou changeait mon humeur. Après une journée épuisante
d’école, j’allais à la chorale et, au bout de cinq minutes, toute mon
énergie revenait.» Kaufmann fredonne l’un des airs populaires bavarois qu’il
chantait avec la chorale à Noël. Il y est question de marcher dans les bois
enneigés, de rencontrer un cerf au milieu d’une clairière…
Sa
grand-mère maternelle chantait tout le temps, raconte-t-il, et son
grand-père paternel était fan de Wagner, qu’il écoutait dix heures par jour.
«Mes parents avaient des abonnements pour tout ce qui se faisait de culturel
à Munich. Le théâtre, les concerts… Et à 8 ans, ils m’ont emmené à mon
premier opéra. J’ai adoré les costumes, le maquillage et j’ai aussitôt pensé
: c’est ça que je veux faire !» Adolescent, il continue à chanter dans des
productions locales et s’impose comme soliste. Mais, après le lycée, il
entame des études de mathématiques. «Mon père me disait : "Tu aimes la
famille, un jour tu voudras des enfants, et pour les nourrir, il te faudra
un vrai métier." Dans un premier temps, j’étais d’accord avec lui. Mais
après, je me suis inscrit au conservatoire de Munich et j’ai réalisé que,
les voix de ténors étant rares, je trouverais toujours du travail, quel que
soit mon niveau.» Engagé à l’opéra de Sarrebruck, il interprète des rôles de
ténor léger. «Je ne pouvais pas chanter les Lieder de Schubert car je ne
parvenais pas à atteindre les notes les plus basses», confie celui qui est
devenu non seulement un ténor dramatique mais aussi un très grand interprète
de Schubert.
Dans son autobiographie, rédigée par Thomas Voigt,
Kaufmann raconte les résistances de ses professeurs d’alors par rapport à sa
volonté de développer sa voix. «"Tu vas perdre tes couleurs et ta
brillance", me disaient-ils. J’étais persuadé du contraire. Certes, au
début, j’avais encore des problèmes de justesse, de respect de la métrique
car je pensais trop et, du coup, je chantais en retard, mais j’étais sur la
bonne voie. Comme si on apprenait à conduire avec une Mini et qu’on passait
à un camion 30 tonnes. Les premiers jours, c’est la panique, puis on
s’aperçoit que ce n’est pas si difficile.» Une voix fauve et moirée
Année Wagner oblige, et Parsifal étant le testament à la fois musical et
spirituel du compositeur, on lui demande ce qu’il pense de sa «mélodie
continue» qui ne produit pas vraiment des airs, ainsi que du danger qui
existe à, comme Wagner, mythologiser le politique, ce que fera le nazisme.
«Je pense évidemment que les écrits antisémites de Wagner sont détestables,
mais je fais partie de ceux qui croient que l’œuvre dépasse l’artiste. Pour
le reste, Wagner traite effectivement la voix comme un instrument. Cela n’en
reste pas moins un passionnant défi à relever, tant l’écriture orchestrale
est fouillée et le sens de chaque mot ouvert à plusieurs interprétations.
Même pour un Allemand comme moi, c’est un casse-tête. Par exemple, je viens
de comprendre comment interpréter Lohengrin : c’est le fils du patron, sa
première mission, il doit faire ses preuves. Il a toujours vécu dans une
communauté d’hommes et, confronté pour la première fois à une femme, il perd
les pédales.»
On félicite Kaufmann pour les Wesendonck Lieder qui
font le prix de son CD Wagner (4) et auxquels sa voix fauve et moirée
apporte un éclairage nouveau. «Ma femme dit que les mezzos vont être
jalouses que je leur pique leur répertoire, dit-il en riant. Mais c’est elle
qui me suggère des airs peu ou pas chantés par des ténors, et il y en a
d’autres à venir.»
On croise le couple trois jours plus tard au Met,
découvrant la nouvelle production de Rigoletto, transposé à Las Vegas. On
questionne Kaufmann sur son emploi du temps, maintenant que la première est
passée et il raconte qu’il emmène ses enfants au musée ou à des matchs de
base-ball et de hockey. Se sent-il nerveux de chanter le 2 mars pour des
millions de spectateurs disséminés sur le globe ? «Non, pourquoi ? Quand on
sait ce qu’on fait, qu’on connaît bien son texte, pourquoi être nerveux ?
Qu’est-ce que ça change si on chante devant cent personnes ou des millions ?
Je n’ai jamais imaginé faire moins d’efforts dans les petites villes. Au
contraire. Je pense toujours aux gens qui, pour des raisons économiques ou
géographiques, ne peuvent pas aller à l’opéra plus de deux ou trois fois
dans l’année ou dans leur vie. Et je me dis que je leur dois le meilleur de
ce que je peux offrir.»
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