Le Figaro, 24.10.10
THIERRY HILLERITEAU
Maître chanteur - Jonas Kaufmann, ténor tout terrain
 
Il enchaîne les succès : avec « La Belle Meunière » en récital et avec son nouveau CD, « Verismo».  
Les secrets d'une voix sans limite.
 

Le ténor allemand marche sur les pas de Placido Domingo. Comme lui, il est capable de tout chanter, de Wagner au bel canto.

À 41 ans, Jonas Kaufmann n'a visiblement peur de rien.
Pas même de fatiguer sa voix en l'entraînant sur tous les terrains possibles du lyrique. De Massenet à Wagner, de Schubert à Verdi en passant par Mascagni, Cilea ou Giordano, le ténor bavarois accumule les succès depuis dix ans, au disque comme à la scène, ne montrant que de rares signes de faiblesse. Au lendemain de son récital, le 14 octobre dans un Théâtre des Champs-Élysées archicomble, le ténor (qui reviendra l'an prochain à l'Opéra de Paris pour Carmen) lève le voile sur les secrets d'une voix qui évoque celle d'un Placido Domingo ou d'un Fritz Wunderlich, ses modèles.

C'est là le plus grand mystère de sa voix pharyngée et étonnamment saine, capable de se frotter avec la même superbe au registre barytonnant du lied schubertien et au brillant du grand opéra italien. Une amplitude de répertoire que beaucoup perçoivent comme une menace mais que l'intéressé définit comme une démarche salutaire. « Cette mixité est nécessaire pour l'épanouissement de la voix, dit-il. Je ne crois pas en la spécialisation, qui est une invention de ces trente dernières années. Pouvoir tout chanter n'est pas réservé qu'à Placido Domingo avant, il était d'ailleurs naturel qu'un chanteur aborde un répertoire aussi large que possible. A fortiori en Allemagne, où perdure la tradition du contrat fixe dans les théâtres. En outre, c'est le meilleur moyen de conserver une certaine fraîcheur dans ce métier, où l'on a tôt fait de s'installer dans la routine et d'être catalogué. »

Face aux Cassandre qui s'interrogent aujourd'hui sur la durée de vie d'une voix soumise à pareils changements de registres, Jonas Kaufmann affiche un calme à toute épreuve. Il affirme le tenir de sa Bavière natale. « Je n'ai jamais éprouvé la peur de devoir un jour faire une pause. Nul n'est à l'abri d'un coup de fatigue, sur le plan physique comme sur le plan moral. Mais je pars du principe qu'il vaut mieux être à l'écoute de son corps, anticiper les signaux qu'il vous envoie en annulant une représentation, plutôt que d'aller jusqu'à la surchauffe fatale. » Cette vigilance lui a permis, alors qu'il était grippé, d'assumer malgré tout son premier Werther à l'Opéra de Paris en janvier. « Les médecins ont diagnostiqué le virus H1N1 quinze jours avant la première. Pendant une semaine, je n'ai pas pu monter un escalier sans me sentir vidé. J'ai arrêté de chanter une semaine avant et je suis revenu pour la générale, où j'ai juste marqué le rôle sans chanter, pour me familiariser avec la mise en scène. »

Cette force tranquille caractéristique est aussi la clef de voûte d'une technique solide, fruit de quinze années d'un travail acharné et qui suscite aujourd'hui l'admiration de bien de ses pairs.
Né dans une famille de mélomanes, Jonas Kaufmann a commencé à chanter enfant dans des choeurs. C'est d'ailleurs comme choriste qu'il fera ses premiers pas à l'opéra, dans les deux théâtres de Munich, sa ville natale. À 25 ans, il décroche son premier grand rôle dans une opérette viennoise, Une nuit à Venise, de Johann Strauss. « Je devais assurer 36 soirs d'affilée. À 600marks la représentation, c'était une aubaine financière pour le jeune chanteur que j'étais. Mais, dès la dixième représentation, j'ai commencé à ressentir des signes de fatigue. J'ai alors réalisé que je travaillais dans la mauvaise direction pendant des années, j'avais chanté sous pression, cherchant dans la tension l'énergie nécessaire pour tenir. » Tout change en 1995, lorsque Kaufmann rencontre Michael Rhodes, baryton américain devenu depuis son professeur. « Nous avons travaillé sur la relaxation, partant du principe que le stress, le trac ou la rivalité entre chanteurs sont contre-productifs. La voix ne peut sonner librement que si le corps, en des, sous, est parfaitement détendu. »

Bête de somme

S'il aime se souvenir de ces premiers pas difficiles, c'est parce que ce « poids lourd » de la scène lyrique internationale aux allures de jeune premier veut se souvenir que, sans cet
te rencontre, il aurait sûrement « arrêté de chanter avant 2000 ». Même devant l'accueil triomphal que lui réserve aujourd'hui le public, le chanteur garde la tête froide. « Je me rappelle ma première Belle Meunière avec le pianiste Helmut Deutsch : c'était il y a quinze ans, dans une église à moitié pleine. Quand vous savez que tout le monde guette vos apparitions comme si vous étiez le Messie, attendant de vous la perfection, il vaut mieux se souvenir du chemin parcouru. Le plus dur n'est pas d'arriver au sommet : c'est d'y rester! » Et prendre le temps de respirer : avec un planning plein à craquer jusqu'en 2016, il ne reste à cette bête de somme, qui travaille toujours sa voix au minimum deux heures par jour et n'aborde jamais un grand rôle sans avoir travaillé au préalable les rôles plus légers du même compositeur, que trois mois par an à consacrer à sa famille. Ce serait probablement moins s'il ne se gardait pas chaque saison un minimum de deux productions à Munich, où il réside, pour rester près de sa femme et de ses enfants.

Verismo, CD Decca. Werther, DVD Decca, sortie le 8 novembre (mise en scène de Benoit Jacquot et direction de Michel Plasson).






 
 
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