Télérama, 29 novembre 2008
BERNARD MÉRIGAUD
La voix de son être
LE TÉNOR JONAS KAUFMANN PORTRAIT
Vaillance et clarté, finesse et intensité, l’Allemand Jonas Kaufmann brille dans toutes les langues, des cimes rossiniennes aux abîmes de Britten.

Souvent, ténor du moment signifie perdreau de l’année: jeune, vif, engraissé aux gains, vite plumé par les lois du marché lyrique. Jonas Kaufmann échappe à la règle, impressionnant de maturité à l’orée de ses 40 ans. Médium ambré, aigu charnu, il dessine un Don .José d’exception dans la Carmen de Bizet, entre virilité fragile et ruades adolescentes. Dans une fresque d’airs romantiques, il enrichit la vaillance vocale par une constante intelligence dramatique, une palette de dynamiques raffinées, une diction nette, en italien comme en français — frémissante «Invocation à la nature » dans La Damnation de Faust, de Berlioz ! Pour sa première grande soirée de lieder en France, le 9 novembre dernier, le ténor allemand s’échauffait avec aplomb dans les redoutables Sonnets de Pétrarque, de Liszt, et enchaînait sur les rarissimes Sonnets de Michel-Ange, de Benjamin Britten, dont il cisela à coups de palpitations déchirantes la passion amoureuse de l’artiste octogénaire pour un jeune cavalier.

«Mon père était capable de jouer l’intégrale de Wagner au piano, en chantant tous les rôles. Nous passions notre vie au théâtre. Le lied était notre pain quotidien, dans un débat que tout bon Allemand doit apprendre à trancher chanté côté coeur par Hermann Prey ou côté cerveau par Dietrich Fischer-Dieskau ?Le premier avait notre préférence », précise-t-il dans un français choisi. Le jeune ténor s’affirme très vite. Son admiration va à son aîné, l’Allemand Fritz Wunderlich: « L’art de faire parler son âme sur sa voix. Un engagement total. Il chantait chaque rôle comme si c’était la dernière fois. » Et pas Pavarotti ? « Une technique impeccable, mais limité dans son répertoire. Incapable de chanter autrement qu’en italien. »« Ta voix doit sonner comme une voix blanche, claire », exigent ses professeurs au conservatoire de Munich. Tandis que Hans Hotter, une référence en matière de lied, lui apprend à produire à la fois du son et du sens. Jonas Kaufmann vit une sorte de schizophrénie un soir l’asti spumante du chant rossinien ; le lendemain, l’hydromel des sentiments, Schubert. «Plus je cherchais des émotions, plus j’avais de problèmes avec ma voix. Une fois, dans Parsifal, à Sarrebruck, le blanc total. Aphone. Et malheureux. Mais pas désespéré, puisque je décidai de repartir de zéro avec un autre professeur, Michael Rhodes. »

Il apprend à poser son chant sur sa respiration, et se libère enfin à la mesure de son amplitude vocale. « Je ne consume plus me voix, seulement de l’énergie. Après huit heures de travail, c’est le corps qui est rompu, rien d’autre. Utiliser peu de matériel mais beaucoup d’amplification, voilà le secret.» Repéré par Giorgio Strehler pour son ultime mise en scène de Cosi fan tutte, Jonas Kaufmann garde un souvenir brûlant de ce tyran magnifique, capable d’explorer des heures entières la moindre inflexion d’un rôle, au point de pousser ses interprètes à bout: « Pitié, Giorgio, laisse-nous monter sur scène... »

Rompu aux mises en scène les plus «avant-gardistes» du circuit allemand, Jonas Kaufmann impose de connaître toute l’équipe de production avant de signer un contrat: « L’erreur consiste à penser que le spectateur connaît déjà l’histoire, qu’on peut immédiatement passer à un niveau de lecture supérieur. N’oublions pas que l’opéra appartient au divertissement. S’il est trop provocant, il loupe son but, cette magie unique, comme l’émerveillement d’une première fois sans cesse renouvelée. » Parole d’un ancien gamin qui, à 5 ans, assista au suicide en direct de Cio-Cio San dans Madame Butterfly, et ne comprit pas comment elle pouvait revenir saluer au final. Parole d’une bête de scène défendant sans relâche «la frontière ténue entre représentation et réalité»
BERNARD MÉRIGAUD






 
 
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