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qobuz, 4 novembre 2008 |
Par André Tubeuf |
C’est le plus prometteur des ténors, qui aborde les répertoires
allemands, français et italiens avec une même perfection. Paris va le
redécouvrir dans Fidelio.
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Jonas Kaufmann, le ténor Avenir
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Il est bien pris et même svelte, il est beau.
Quand il chante, ses cheveux noirs portés long peuvent se révulser, effet
dramatique et charmeur, qui n’est en rien cherché. Il est ténor par-dessus
le marché, ténor d’étoffe et de grain sombre, avec du mordant dans le
timbre. De naissance il a tout. Qu’aurait-il encore à apprendre ? Pourtant
Jonas Kaufmann apprend, et nous en apprend long par sa façon d’apprendre.
Dans la voix et dans l’œil, il a la passion, le feu sombre ; en scène il est
ardent, aisé, immédiat. Ce qu’il apprend, et nous apprend ? La patience. La
prudence. Le long chemin. Depuis six, sept ans on l’observe, on le suit : et
on le voit, on l’entend changer. Pour un observateur pressé il multiplie les
risques. Si jeune, Florestan ! Parsifal !! La défonce en scène, pis, les
rôles d’endurance, n’est-ce pas vraiment trop tôt ? On objectera – avec sens
– que Zurich, son port d’attache, est une maison de dimension (sinon de
qualité et de prestige) modeste ; l’acteur sur scène s’y voit de près ; il
n’a pas à grossir le trait ; dans la fosse il peut y avoir un Harnoncourt,
un Welser-Möst – le top du savoir théâtral d’aujourd’hui : mais le son de
l’orchestre restera lucide, personne en scène n’aura à pousser, à forcer. Ce
n’est pas un hasard si, ici même, Bartoli a essayé et réussi l’Elvire, la
Fiordiligi qu’elle n’aurait pas osées ailleurs. Jonas, avec cet ensemble et
de tels chefs, que l’a-t-on vu risquer ? Florestan certes ; mais c’est court
; et qui a facile la strette du Donjon, et un Harnoncourt derrière lui dans
« O namenlose Freude » n’a plus qu’à se fier à sa voix. Parsifal, il le
chante comme il le parlerait : privilège d’une voix mâle, tranchante, de
vrai ténor en tessiture, mais qui pourrait être de baryton par sa richesse
centrale, son naturel parlant. Quand il a remplacé un Huon moins heureux
pour l’enregistrement d’Oberon avec Gardiner, on a entendu, et avec quelle
facilité, les agilités et virtuosités et défis chevaleresques de « From
boyhood trained » ; mais comme une ligne humblement et avec ferveur tracée
la sublime Prière. Depuis Rosvaenge autrefois cette double exigence du chant
de Huon n’a pas été ainsi honorée. La nature l’a fait pour le chant, et il a
la culture du chant. À aucune époque on n’a beaucoup connu ça !
Né pour flamber, avec ce jarret félin, ou fauve, pourtant c’est un paisible.
Ses 38 ans, sa santé fondamentale (qui d’abord, comme toute vraie santé, est
morale), lui permettent aujourd’hui d’en faire trop. Mais c’est à bon
escient. Il chantait en récital à Toulouse, les Michelangelo de Britten, des
Strauss bien rarement assumés par un ténor, rien que cela ; puis rentrait à
Zurich pour deux Don Carlo : son emploi exact, où affleure dans la cantilène
la même pureté éperdue, idéaliste que chez Huon. Simple routine pour un
troupier comme lui. L’inouï est qu’il ait pu y intercaler le sauvetage d’une
Zauberflöte au lendemain de sa première : et pas la moindre, avec
Harnoncourt, mais selon les exigences scéniques de Martin Kusej. L’a-t-on
compris ? Le type vocal de ténor qu’est Jonas Kaufmann pourrait avoir déjà
tout flambé, en de dévorantes premières années. Mais par caractère, par goût
de l’art, par recherche et curiosité intellectuelle, c’est un late
developper, comme disait de lui-même non sans humour mais en toute vérité
Claudio Arrau, enfant prodige s’il en fut, mais qui mettait tout son honneur
d’artiste à n’avoir su qu’à la quarantaine où il allait vraiment.
Une telle curiosité veut dire lenteurs nécessaires, étude, précaution.
D’autres disent avoir besoin d’arrêter l’opéra d’une façon sabbatique, ou
initiatique peut-être, pour essayer enfin, et pas avant quarante ans,
Winterreise. Schubert n’a pas vécu si vieux, et n’en demande pas tant. Lui
se contente de travailler avec Helmut Deutsch qui sait tout du lied, le
sens, le style, le son. Avec un tel piano la voix doit être velours, et
vérité aussi. Leur Schöne Müllerin de 2003 était inoubliable – un
Bildungsroman, roman d’apprentissage, avec la mort au bout. Un autre ténor
pourrait grisailler sur tant de strophes et strophes. Pas lui. Il raconte,
se prend et nous prend à la narration et vers la fin déjà nous aura noyés,
et pas dans de l’illusion : dans l’histoire même. L’autre soir il nous a
chanté les Michelangelo de Britten comme s’ils faisaient suite aux Pétrarque
de Liszt, recréés par un timbre et une discipline de chant de haute école
allemande, sans aucune des idiosyncrasies (vénérables, admirables – mais «
irrecréables ») du couple Pears/Britten. Cette couleur, cette vibration :
avec cette facilité là-haut, mais cet engagement dramatique aussi,
jusqu’auboutisme de l’âme qui trouve à s’incarner dans la voix, ici c’est
Erb évangéliste qui revit pour nous.
Faites seulement, dieux propices du chant, qu’il s’abstienne des rôles
inutiles, où on se dépense comme aux autres, sans y trouver soi-même (et y
apporter) grand chose. Dans Carmen, cet hiver, il a tout réussi : modèle
d’ardeur dramatique sauvage et même suicidaire, et de chant contrôlé. On
attend de lui du plus rare, qu’il soit le bandit ténor bien-aimé de la
Fanciulla del West , dans Francesca da Rimini le Paolo des rêves de Dante,
Palestrina un jour avec à la fois les qualités d’un Wunderlich et celles
d’un Lorenz. Son premier Siegmund est programmé au Met, pour 2012. Sainte
patience. Qu’il nous préserve, en late developper, le Tristan qu’il porte en
lui poétiquement, dramatiquement, dont il a les yeux extasiés et le raptus
vocal. Il peut être le seul Tristan de l’histoire à qui ça ait appris
quelque chose sur le plus beau, le plus mythique héros vocal de l’Occident,
d’avoir été d’abord outre Huon premier chevalier/chanteur aussi le Voyageur
d’hiver dans sa nuit et l’Eros bifrons, charnel et sublimé, des Sonnets de
Michel Ange. Un Tristan qui résume et accomplit, dans le timbre et
l’individualité d’un seul, l’inné d’un grand ténor et son acquis, plus grand
encore.
Des disques rares Peu de choses encore au disque. Cherchons pourtant,
au-delà de lieder de Strauss pour BMG, et d’un exemplaire Huon dans Oberon
(Archiv). Le Fils de Roi dans les rares Königskinder de Humperdinck (Accord,
Montpellier 2005) montre de quelle étoffe est Jonas Kaufmann : la facilité
de la tessiture, le naturel du dire, le timbre, la ligne et, chose plus
rare, la présence au disque, avec un visage et même un regard dans la voix.
En DVD superbe Florestan jeune et ardent dans Fidelio (Harnoncourt), Titus
maître de la tessiture et des manières vocales dans La Clemenza
(Welser-Möst) curieusement changée en singspiel (du parlé au lieu du
récitatif, qui certes n’est pas de Mozart).
En concert Jonas Kaufmann donnera un récital le 9 novembre au Palais
Garnier, et y chantera Florestan dans Fidelio de Beethoven du 25 novembre au
21 décembre 2008. |
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