Le Figaro, 13/09/2017
Par Thierry Hillériteau
Jonas Kaufmann : «La France me porte chance»
 
 
INTERVIEW - À trois semaines de la première de Don Carlos à Paris, le ténor publie un nouveau disque, L'Opéra . Une déclaration d'amour à notre répertoire lyrique.

Revenu sur les devants de la scène internationale en janvier après quatre mois d'annulations dues à un hématome sur les cordes vocales, Jonas Kaufmann affiche depuis une pleine santé. En témoigne sa prise de rôle en Otello à Londres, cet été. Et la parution cette semaine de son douzième album solo. Le premier exclusivement dédié au répertoire français, enregistré avec l'Orchestre de l'Opéra de Munich sous la direction de Bertrand de Billy. Le ténor se confie avant la production événement de cette rentrée: le rarissime Don Carlos de Verdi, donné à l'Opéra de Paris dans sa version d'origine - en français - avec une distribution de très haut vol. La star y côtoiera Ludovic Tézier, Sonya Yoncheva et Elina Garança! Le tout dans une mise en scène de Krysztof Warlikowski et sous la baguette de Philippe Jordan.

LE FIGARO. - En vingt ans de carrière, vous n'aviez encore jamais consacré un album complet à l'opéra français. Pourquoi maintenant?

Jonas KAUFMANN. - C'était une évidence. L'opéra français a accompagné toute ma carrière. Du Roi d'Ys d'Édouard Lalo, d'où était tiré le tout premier air que j'ai travaillé au conservatoire - c'était en 1991 et je m'en souviens comme si c'était hier... - jusqu'à Werther ou Manon de Massenet, auxquels je dois une large part de mon succès. C'est un répertoire que j'ai toujours adoré et où je me sens naturellement à l'aise. Ce disque s'imposait donc à moi depuis des années. Mais convaincre les maisons de disques du bien-fondé d'un programme prend parfois du temps. Dans le cas présent, on me répétait souvent qu'un album français, c'était difficile à vendre à l'international. J'ai toujours été convaincu du contraire. C'est une musique très belle, et je ne vois rien de plus attractif, ni de plus romantique, que l'opéra français.

«Je préfère me tromper avec un album auquel je crois à 100% que faire un demi-succès avec un programme qui m'aurait été imposé»
Jonas Kaufmann

Même un Jonas Kaufmann doit donc faire face aux lois du marché?

Bien sûr. Heureusement, le monde du classique n'est pas celui de la pop. Lorsque je sors un disque, je me refuse à le penser en termes de ventes. Je ne veux pas passer mon temps à courir après les chiffres des albums précédents. Mon album Puccini aété un best-seller. Celui que j'ai consacré à l'opérette allemande aussi: il fut disque d'or rien qu'en Allemagne. Pour autant, je ne redoute pas l'échec, du moment que le programme du disque reste entièrement personnel. Je préfère me tromper avec un album auquel je crois à 100 % que faire un demi-succès avec un programme qui m'aurait été imposé.

Le titre du disque, L'Opéra, est-il aussi un choix pleinement assumé?

Oui, et je le revendique. Je ne voulais pas d'une phrase romantique tirée d'un air, comme ça se fait souvent. Ni d'un titre qui sonne uniquement marketing. II s'agit ici d'un répertoire sérieux, porteur d'une très longue tradition d'interprétation. Je voulais que le titre soit à la fois respectueux, simple et direct. Qu'il exprime, en un mot, l'universalité de l'opéra français et son rayonnement à l'étranger. Et qu'il puisse en même temps refléter le panorama le plus large possible. Même chose pour la photo de couverture, que nous avons prise à l'intérieur de l'Opéra Garnier.

Bien que vous soyez plus familier de l'Opéra Bastille...

Il est vrai que j'ai chanté bien plus souvent sur la scène de Bastille. Et, quitte à vouloir faire historique, on aurait pu tout aussi bien choisir l'Opéra Comique, où fut créé un grand nombre des opéras français les plus célèbres. Mais on cherchait un lieu qui puisse parler à l'imaginaire collectif dans tous les pays. Garnier, pour le monde entier, c'est le symbole de l'opéra français... Et un parangon architectural de l'opéra tout court.

«Il m'est vite apparu que chaque air évoquait pour moi un souvenir particulier ou renvoyait à une histoire qui pouvait faire sens dans ma carrière»
Jonas Kaufmann


Faut-il voir dans ce panorama une rétrospective de l'opéra français ou une introspection dans votre carrière?

Les deux. J'ai d'abord construit ce disque comme une déclaration d'amour à ce répertoire. Convoquant les rôles qui m'étaient très familiers, comme Werther, Des Grieux ou encore le Faust de Berlioz. Et d'autres que je n'avais encore jamais abordés à la scène, ou très rarement. Comme je l'ai dit, l'opéra français a accompagné mon développement comme chanteur lyrique dès mes plus jeunes années. Donc il m'est vite apparu que chaque air évoquait pour moi un souvenir particulier ou renvoyait à une histoire qui pouvait faire sens dans ma carrière.

Des souvenirs qui n'étaient pas forcément tous heureux. Je pense à Mignon , que vous avez donné en 2001 à Toulouse dans des conditions pour le moins difficiles...

J'avais une très forte laryngite et je me suis retrouvé au milieu des représentations à ne plus pouvoir chanter du tout. Sur le moment, on le vit comme un désastre. Avec le recul, cela aurait pu être bien plus catastrophique. D'une part, je n'ai pas eu à annuler tout le spectacle. J'en garde même de bons souvenirs car j'adorais cette production. Qui plus est avec la présence à mes côtés du baryton Alain Vernhes: un personnage haut en couleur, une figure de l'opéra français comme il s'en fait peu. J'ai beaucoup appris de cet épisode. Et au fond, il valait mieux que cela arrive à Toulouse plutôt qu'au Metropolitan de New York ou au Royal Opera de Londres. Donc je ne voyais pas pourquoi me priver du magnifique air «Elle ne croyait pas en sa candeur naïve» sur l'album.

Diriez-vous que l'opéra français vous porte chance?

Si l'on veut. Car mon histoire avec l'opéra français est aussi celle de rencontres manquées. Et le disque l'illustre parfaitement. À côté des opéras iconiques pour moi que furent Werther, Manon, La Damnation de Faust ou encore Carmen, figureRoméo et Juliette de Gounod. Un opéra mythique, que je devais faire il y a quelques années à la Fenice de Venise, mais que j'ai dû annuler car je suis tombé malade une semaine avant. L'occasion ne s'est jamais représentée depuis. Idem pour Les Troyensde Berlioz, que je devais chanter à Covent Garden. Plus que l'opéra français, je dirais que c'est la France qui me porte chance. J'y ai vécu de grands succès, et j'y ai de fabuleux souvenirs, comme ce Werther à l'Opéra Bastille, en 2010.

Sans parler de votre retour triomphal dans Lohengrin, en janvier dernier, après de longs mois d'arrêt. Comment vous sentez-vous à présent?

De mieux en mieux. Après le Lohengrin de Paris, ma prise de rôle en Otello, à Londres, était une autre étape très importante. Or tout s'est très bien passé. Avec le recul, je suis heureux que mon retour se soit fait à Paris. Ce n'était évidemment pas planifié. Mais le public français m'a toujours beaucoup soutenu.

Sur l'album figurent aussi quelques raretés, comme L'Africaine de Meyerbeer. Qu'est-ce que ce compositeur vous évoque?

L'Allemand que je suis ne pouvait faire l'impasse. Meyerbeer est un compositeur jalon, du grand opéra à la française. Son influence sur les compositeurs qui suivent est d'ailleurs déterminante. La Juive d'Halévy en est un bon exemple. Mais c'est aussi un musicien qui a beaucoup fait pour la défense de l'opéra germanique dans votre pays.

En parlant d'influences, pourquoi ne pas présenter ces airs de manière chronologique, comme pour l'album Puccini?

Un disque n'est pas un projet scientifique. Dans Puccini, je voulais que l'on ressente l'évolution du style du compositeur. Pas pour faire une thèse musicologique mais pour permettre à l'auditeur de cheminer avec lui. Là, on a affaire à des compositeurs et des styles différents. La démarche n'aurait pas été inintéressante mais cela n'avait pas vraiment de sens. J'ai préféré organiser l'album comme un voyage dans les tréfonds de l'âme française. De Lève-toi soleil, de Roméo et Juliette de Gounod, jusqu'aux Inutiles regrets des Troyens de Berlioz.

Comment définiriez-vous cette «âme française»?

Je crois qu'elle se définit à travers la langue. Pour moi, c'est la plus romantique de toutes. L'italien va au plus direct. L'allemand prend des sentiers détournés. Le français, lui, peaufine chaque détail. Les voyelles en sont l'illustration parfaite. En italien, chaque voyelle accouche d'une émotion. En allemand, c'est tout le contraire. La prédominance de la consonne entre en contradiction avec l'idée même de beauté du son. C'est comme une lutte permanente. En français, les choses sont incroyablement plus subtiles. Avec les couleurs des voyelles, vous pouvez dessiner une infinité de nuances. Cela me fait songer à la peinture. C'est comme si le français mettait brusquement à la disposition des chanteurs une palette de couleurs d'une richesse insoupçonnée. Ajoutez à cela une certaine dose d'élégance, et une culture du plaisir à nulle autre pareille. Vous obtiendrez ma définition de l'âme française.

«La notion de plaisir me semble essentielle dans l'opéra français, et elle est trop souvent oubliée. Je pense qu'elle vient en partie de votre rapport aux mots et à leurs sonorités»
Jonas Kaufmann

Y a-t-il un plaisir particulier à chanter en français?

Pour ce qui me concerne, oui. La notion de plaisir, d'ailleurs, me semble essentielle dans l'opéra français, et elle est trop souvent oubliée. Je pense qu'elle vient en partie de votre rapport aux mots et à leurs sonorités. Il y a dans ce rapport quelque chose de ludique. La poésie française en est l'illustration parfaite. C'est un pan de la littérature mondiale que j'adore car je m'émerveille toujours devant sa complexité. Je peux passer des heures dans le dictionnaire à comprendre les différents sens de chaque mot.

À quand un disque de mélodie française?

J'y pense sérieusement. Je crois que cela devra venir à un moment ou à un autre. J'adore le lied et la mélodie en général. Je dis souvent qu'ils sont comme un onguent de l'âme. Et la mélodie française en particulier. Henri Duparc est pour moi une drogue. Son Invitation au voyage, sur le poème de Baudelaire, me transporte littéralement. C'est comme se retrouver brusquement dans un autre monde, au milieu d'un tableau multicolore. Nous avons beaucoup parlé de cette question des couleurs du français avec le chef Bertrand de Billy. Nous voulions que l'auditeur éprouve un plaisir immédiat, notamment au travers les couleurs sonores.

Bertrand de Billy connaît bien la version française de Don Carlos de Verdi, que vous chantez le mois prochain à Paris. En avez-vous discuté ensemble?

Non. La question s'est posée à un moment donné de savoir si nous devions inclure des airs d'opéras italiens ou allemands en français, mais Bertrand trouvait que cela dénaturait le projet et je pense qu'il a eu raison. Cela dit, je me réjouis de ce Don Carlos parisien. J'adore cette première version de l'opéra de Verdi. Je trouve que le livret en français change tout. Pourtant, ce sont les mêmes mots, juste dans une autre langue. Mais cela apporte une fraîcheur et une élégance que vous ne trouvez pas dans la version italienne. Même celle en cinq actes, qui est la plus proche de celle-ci. La version italienne en quatre actes, je n'en parle même pas: je la trouve catastrophique, car on ne comprend pas l'histoire. S'il n'y avait eu que celle-là, il est certain qu'on ne donnerait que la version française. Mais le destin en a voulu autrement. Qui sait? Peut-être arriverons-nous, avec cette production, à éveiller un plus grand désir pour Don Carlos en français.







 
 
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