La Croix, le 08/03/2016
Recueilli par Emmanuelle GIULIANI
 
Les grands opéras de Puccini au cinéma - ENTRETIEN avec Jonas Kaufmann, ténor
 
 
À partir du mardi 8 mars et durant tout le mois, de nombreuses salles de cinéma dans toute la France proposent aux amateurs d’art lyrique la captation d’un récital exceptionnel.

Sur la scène de la Scala de Milan, le ténor allemand Jonas Kaufmann interprète plusieurs airs extraits des grands opéras de Puccini.

Il répond aux questions de La Croix sur ses liens étroits avec l’auteur de Tosca et de Madame Butterfly.

Airs célèbres ou méconnus et pages orchestrales extraites des opéras de Giacomo Puccini composent ce long récital de Jonas Kaufmann, remarquablement accompagné par les musiciens de la Filarmonica della Scala sous la direction de Jochen Rieder.
Comment la musique de Puccini est-elle entrée dans votre vie et dans votre carrière ?

Jonas Kaufmann : Puccini m’a ouvert la porte du monde lyrique, un dimanche après-midi, lors d’une représentation pour les familles de Madame Butterfly à l’Opéra de ma ville natale, Munich. J’avais six ou sept ans et j’ai été totalement fasciné ! Je me souviens encore de toute cette beauté, impressionnante et excitante ! Le hall gigantesque, le velours rouge des fauteuils, les décors, les costumes, la musique et les applaudissements. Et soudain, la femme qui venait juste de mourir, se tenait là, devant le rideau, rendue à la vie : la tragique héroïne Cio-Cio San qui s’était suicidée était devant mes yeux ! Ce fut là ma première expérience de ce qu’on appelle l’opéra.

Des années plus tard, alors que j’étais étudiant, j’étais en permanence tenté de chanter les grands airs de Puccini, alors que je savais bien que c’était beaucoup trop tôt pour ma voix. J’ai juste eu à attendre le bon moment et, étape par étape, j’ai interprété les rôles de Rodolfo dans La Bohême, Pinkerton dans Butterfly, Cavaradossi dans Tosca, Dick Johnson dans La Fanciulla del West et Des Grieux dans Manon Lescaut.

Désormais, Puccini est l’un des compositeurs essentiels de ma vie professionnelle, tout simplement parce qu’il a écrit parmi les plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire de l’opéra. Sa musique est pure émotion. Ceux qui prétendent qu’il s’agit de « musique de film » lui font un grand compliment : il était en avance sur son temps, il est mort quelques années avant l’invention du parlant mais avait déjà composé de la « musique cinématographique ».

Comment avez-vous composé le programme de ce récital Puccini ?

J.K. : Nous avons voulu que l’album Puccini (1) et les concerts témoignent du développement musical du compositeur du début à la fin de sa carrière. Les qualités de son art sont déjà présentes dans ses œuvres de jeunesse comme Le Villi et Edgar, et nous voulions montrer combien ces partitions portent déjà la signature du Puccini que nous connaissons grâce aux opéras plus tardifs.

C’est pourquoi ce récital se divise en trois sections : les premiers opéras, la maturité avec les ouvrages les plus célèbres et, enfin, Nessun dorma, du nom du fameux air extrait de Turandot, sa dernière œuvre. Parmi tout cela, La Fanciulla del West constitue une sorte d’exception, révélatrice d’un autre Puccini : il s’agit d’une pièce très moderne, aux harmonies proches de celles de la musique contemporaine.

Quelles ressources vocales et théâtrales cette musique sollicite-t-elle particulièrement ?

J. K. : Comme Verdi et Wagner, Puccini exige une palette complète, vocale aussi bien que mentale, émotionnelle et physique. Sa gamme vocale s’étend de phrases lyriques extrêmement délicates (le duo d’amour entre Rodolfo et Mimi dans La Bohême) jusqu’à des scènes extrêmement dramatiques, à l’instar de la fin du troisième acte de Manon Lescaut…

Quelles similitudes et quelles différences voyez-vous entre Puccini et Verdi ?

J. K. : À l’exception d’Otello, qui est un cas à part, les voix sont plus exposées dans les opéras de Verdi que dans ceux de Puccini. Bien souvent dans les arias de Verdi, la voix n’est accompagnée que par un motif rythmique à l’orchestre et le chanteur se retrouve presque « nu », tandis que dans la plupart des ouvrages de Puccini, il est enveloppé par un grand son symphonique, en partie « couvert » par une riche texture de cordes. Ainsi, en chantant Verdi vous vous retrouvez très souvent en position de leader, tandis que chanter Puccini tient du travail d’équipe et du dialogue avec l’orchestre.

On dit souvent que vous avez une voix sombre, aux couleurs plus germaniques qu'italiennes. Qu'en pensez-vous et que diriez-vous de l'évolution de votre voix ?

J. K. : La voix est un instrument qui se développe constamment, ou qui du moins le devrait lorsque vous chantez depuis des années ! Dans mon cas, ma voix est totalement différente de celle de mes « jeunes années ». À mes débuts, je croyais ce que l’on m’avait enseigné durant mes études : à savoir que j’étais un « ténor lyrique germanique » typique, avec Tamino (La Flûte enchantée) et Don Ottavio (Don Giovanni) au centre de mon répertoire.

Mais, soudain, j’ai compris que ce n’était pas bien pour moi : c’était lors de ma première saison à Saarbruck. Je suis vite tombé malade, j’étais incapable de faire face à tout ce que j’avais à chanter. Dans les moments les plus sombres de ces années, ma voix est même devenue rauque, durant une représentation de Parsifal de Wagner où je ne chantais pourtant que le petit rôle du quatrième écuyer !

Dieu soit loué, j’ai rencontré peu après mon professeur Michael Rhodes et il m’a appris à chanter avec ma propre voix au lieu de chercher à jouer les « ténors lyriques germaniques ». Par chance, j’ai pu surmonter assez vite cette crise et Michael est parvenu à révéler ma véritable voix. Dès lors, elle est devenue plus sombre et plus large, si bien que, peu à peu, j’ai pu aborder bien des rôles auxquels je me contentais de rêver auparavant, tels Lohengrin et Parsifal de Wagner, Don Carlo et Alvaro de Verdi et Des Grieux chez Puccini.

Que pensez-vous de l'art lyrique au cinéma, vous qui avez l'habitude de vous produire devant un public physiquement présent dans la salle de concert ou d'opéra ?

J. K. : Je pense beaucoup de bien de ces retransmissions en haute définition au cinéma : vous pouvez toucher ainsi beaucoup de gens intéressés par l’opéra mais qui n’ont ni l’argent ni le temps pour se rendre dans les grands théâtres du monde. Vous pouvez toucher également ceux qui aiment le théâtre et la musique mais que la salle d’opéra intimide. Ils se sentent plus à l’aise au cinéma…

En outre, une bonne retransmission au cinéma offre quelques « extra », comme les divers angles des caméras, les gros plans… et les entretiens en coulisses lors des entractes. Certains puristes y sont opposés, au nom de la distance décente qu’il faut préserver entre chanteurs et spectateurs. Mais, selon moi, un gros plan bien maîtrisé intensifie le drame et l’expression musicale. Pour résumer : dans le meilleur des cas, l’opéra au cinéma est un moyen de partager un art très coûteux avec un immense public, au lieu de le réserver, tel un produit de luxe, aux « happy few ».

Vous êtes aujourd'hui sans doute la plus grande star, avec Anna Netrebko peut-être, du monde lyrique. Est-ce parfois pesant de savoir que le public vous attend forcément à votre maximum…

J.K. : C’est une grande responsabilité et parfois, c’est vrai, un fardeau. Plus vous allez haut et plus la pression est intense. Si l’on parle de vous avec des superlatifs, tels « le nouveau roi des ténors », tout le monde attend quelque chose d’exceptionnel et vous devez vous montrer à la hauteur de ces attentes. Ainsi, la toute première règle à respecter est : toujours être dans les meilleures conditions possible et faire de votre mieux…

Pour revenir à ce concert à la Scala, quelle est votre histoire avec ce théâtre mythique ?

J. K. : Oh ! mon Dieu, du temps a passé depuis mes débuts à la Scala en décembre 1999, dans le rôle de Jaquino du Fidelio de Beethoven, sous la direction de Riccardo Muti. En dépit de tous les changements qu’à connu le monde de l’opéra, La Scala reste un lieu à part. Et un ténor germanique donnant un récital Puccini dans ce théâtre est un véritable défi…

Certes, j’avais déjà chanté Tosca à La Scala et j’avais eu alors le sentiment d’être accepté dans le répertoire italien. Mais je n’étais pas préparé à ce retour enthousiaste de la part du public. Ce récital fut l’un des moments les plus heureux de ma vie sur scène !






 
 
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