Classica, novembre 2015
Entretien : Alain Duault
Jonas Kaufmann - «CE QUI IMPORTE, C'EST LA VÉRITÉ»
 
Le ténor du moment est partout, au disque et sur les scènes françaises — enfin. Il se confie ici comme jamais à Alain Duault et livre ses projets à Paris et ailleurs.
 
Votre calendrier est très chargé, vous vous donnez beaucoup en scène : comment entretenez-vous votre forme physique ?

Je chante tous les jours. Le chant est déjà en soi une expérience physique, à la fois musculaire, respiratoire, mentale. Mais je ne fais pas de sport : je n'en ai ni le goût ni le temps ni l'énergie... Si ça change, on verra !

L'été dernier, vous avez chanté Carmen à Orange : comment avez-vous ressenti ce Théâtre antique ?

C'est d'abord un lieu impressionnant, ce mur, le sentiment que deux mille ans d'histoire sont gravés dans les pierres... Mais c'est bien évidemment l'acoustique qui m'a frappé, une acoustique incroyable ! Je connais beaucoup de théâtres où il est difficile de chanter, où il faut forcer la voix, la contrôler alors que, là, tout est naturel. Et plus encore quand le public est présent. Pas seulement parce qu'il est toujours plus agréable de chanter avec un public mais aussi parce que la présence du public renforce cette acoustique. C'est fascinant !

L'acoustique d'Orange vous a-t-elle Justement permis une interprétation différente du rôle de Don José ?

Tout compte dans une interprétation, l'acoustique aussi, bien sûr ! Dans mon interprétation de Don José, j'ai pu aller très loin , chanter piano, par exemple, l'air de la fleur. Chanter piano, c'est toujours un risque, et ça ne marche pas toujours mais j'ai voulu pourtant donner cette impression du piano tout en timbrant un peu plus du fait du plein air. Il faut placer sa voix.

Cet air doit vraiment être chanté comme un lied car il s'agit bien à ce moment d'un homme qui ouvre son âme à une femme et il ne veut pas crier ses émotions. En fait, c'est très intime...

Pour vous, qui est Don José ?

Il ressemble à un homme « normal », pas vraiment différent des autres — mais on sait pourtant qu'il a déjà tué un homme. Il n'est donc ni doux, ni innocent, ni « jeune premier » : c'est quelqu'un qui a des secrets cachés, un inconscient chargé. Il a déjà quitté son pays, sa mère, sa fiancée pour changer de vie en entrant dans l'armée. Cet air de la fleur montre précisément sa vulnérabilité. C'est pourquoi il est si dur pour lui d'accepter que Carmen lui reproche de ne pas l'aimer. Il est complètement en son pouvoir et ce moment est celui, fatal, où il sent qu'il va basculer. Il a déjà tout abandonné pour elle et il pressent qu'il va devoir abandonner aussi cette « régénération » que pouvait lui apporter l'armée. Il est nu face à Carmen. C'est pourquoi le duo final sera pour lui suicidaire. Plus que le suicide de Carmen, comme on le dit parfois, c'est le suicide de Don José. Là encore, il n'élèvera pas la voix, il se dissoudra dans cet abandon au désespoir.

C'est donc un perdant, comme les deux autres personnages que vous avez chantés après Don José : Florestan et Radamès...

D'abord, c'est toujours intéressant, on le sait, de jouer des rôles qui sont éloignés de vous. L'autre jour, Natalie Dessay me demandait s'il est difficile de jouer un loser: eh bien pas du tout, c'est même très plaisant ! Jouer un personnage qui gagne tout, c'est banal. Alors que ce Florestan, qui est emprisonné, maintenu dans le noir, sans force, mené jusqu'au délire, qui est prêt de mourir et est sauvé par sa femme, c'est formidable d'en construire le caractère, les émotions. Radamès, lui, est un jeune guerrier qui veut gagner. Il veut être un « superhéros » et il comprend que la vie est difficile, qu'il n'est pas évident d'épouser une esclave quand on veut être général... Ce sont des personnages pleins de contradictions qui ne sont pas du côté des vainqueurs, des hommes, avec leurs faiblesses humaines !

Ainsi le duo final de Carmen est du même ordre que celui d' Aïda : José croit vraiment à ce rêve, « partir ensemble » avec Carmen, recommencer une autre vie. Il nie le réel pour se laisser emporter sur les ailes du rêve. C'est pourquoi il chante doucement car, pour lui, c'est une évidence intime. Le duo final d'Aïda est du même ordre : c'est l'évidence de cet amour qui lie Radamès à Aïda et va se réaliser, même si c'est dans un espace autre. En fait, Radamès et Aïda montent ensemble l'escalier du ciel.

Vous chantez toujours beaucoup Verdi et vous venez de publier une intégrale d'Aïda de Verdi et un album Puccini : quels liens établissez-vous entre ces deux compositeurs majeurs de votre répertoire ?

Il n'est pas si facile de les comparer l'un à l'autre mais je crois que Puccini n'est pas, comme on le dit trop souvent, le « successeur » de Verdi. Parce que leur point de vue vis-à-vis de l'écriture vocale est très différent : Verdi écrit des mélodies populaires, c'est-à-dire proches de l'âme du peuple, alors que Puccini écrit des mélodies peut-être moins populaires mais sans aucun doute plus modernes. Verdi est éternel alors que Puccini est moderne, c'est d'ailleurs pourquoi il est plus proche de nous, plus proche du registre de nos émotions. Écoutez par exemple le deuxième acte de Tosca, l'affrontement entre Scarpia et Tosca : c'est d'une tension extraordinaire. La mélodie traditionnelle n'y a plus sa place, c'est l'action qui mène tout, presque comme dans un James Bond. La musique de Puccini est chargée d'émotions multiples. C'est pourquoi j'ai voulu, avec cet album, en déployer toutes les facettes, de son premier opéra, Le Villi, jusqu'au dernier, Turandot.

Pourquoi, dans ce nouvel album, à l'exception de « Nessun dorma », ne retrouve-t-on pas tous les grands « tubes » des opéras de Puccini ?

Parce que je les ai enregistrés dans des disques précédents et encore très récents. J'aurais bien sûr pu les enregistrer à nouveau dans la mesure où je change tous les jours et où je ne suis pas du tout satisfait de certaines choses que j'ai faites il y a quelques années.
Chaque disque est le reflet d'un moment, une photographie arrêtée. Tout change tout le temps — et c'est heureux ! Je comprends donc un Fischer-Dieskau qui réenregistrait tout deux fois, trois fois, plus... Mais je me dis que c'est ce qu'on fait quand on prend de l'âge et qu'on a déjà tout exploré, j'ai encore le temps...

Pour cet album, vous êtes-vous inspiré d'une tradition du chant puccinien ? Avez-vous, par exemple, voulu en faire un hommage à Caruso ?

Je connais les enregistrements de Caruso que j'ai beaucoup écoutés. Mais, quand je dois enregistrer, j'évite d'écouter tel ou tel, je cherche toujours à trouver une interprétation personnelle. Par exemple, pour Le Villi, j'ai répété avec un pianiste qui a commencé à me parler de telle ou telle tradition ; je me suis insurgé en lui demandant : mais d'où vient cette tradition ? Pourquoi cette « tradition » devrait-elle prendre le pas sur la partition ? Bien sûr la tradition peut apporter quelque chose qui est « beau » mais je préfère retrouver la logique du compositeur. Peu m'importent les autres interprétations, celle que je propose est la mienne.

Quel a été votre premier contact avec la musique de Puccini ?

Le tout premier opéra que j'ai vu — j'avais six ans —était Madame Butterfly. J'étais fasciné mais je croyais à la vérité de tout ce que je voyais et, quand la chanteuse qui interprétait Butterfly est venue saluer à la fin, après son « suicide », j'étais choqué, presque indigné. J'ai dit à ma soeur : « Mais pourquoi revient-elle alors qu'elle est morte ? » J'ai eu un peu de mal à accepter de sortir de l'univers dans lequel m'avait plongé le spectacle. Ma fille pleure toujours quand elle vient voir Tosca... Il y a vraiment des émotions très fortes chez Puccini.

En scène, pour être en mesure de communiquer ces émotions, vous ne devez pas être submergé vous-même !

Oui, et c'est vraiment difficile ! Il ne faut pas dépasser la ligne mais il faut pourtant s'en approcher le plus possible. Chaque fois, je me mets dans la situation d'être à 99 % le personnage. Ce que je chante, ce sont « mes » mots, la situation que j'exprime, je la vis comme si elle était vraiment la mienne. Cela me donne, à travers cette identification, la possibilité de réagir très naturellement, d'être plutôt que de jouer, mais en demeurant toujours à la limite. Évidemment, à la fin de Carmen, je ne veux pas vraiment la tuer mais, à ce moment précis, je dois croire que j'en suis capable.

Vous êtes souvent filmé pour la télévision ou le cinéma : cela modifie-t-il votre jeu scénique ?

L'oeil est, comme la voix, un miroir de l'âme. Ce qui doit passer de mon émotion passe d'abord dans mon regard. Et je ne change rien à mon jeu quand il y a une captation : d'ailleurs je l'oublie. Ce qui importe, c'est la vérité ; ce qui compte, ce sont les vraies émotions, pas les grands gestes démonstratifs, exagérés, plaqués, qui font perdre la crédibilité. Alors, caméras ou pas, je cherche toujours le naturel, j'essaie toujours d'être vrai.

Vous avez une relation continue avec le répertoire français, à quand un album d'opéra français ?

Ça me plairait beaucoup mais j'ai du mal à convaincre les maisons de disques qui prétendent que c'est « difficile à vendre »... Pourtant, il y a beaucoup d'oeuvres du répertoire français que j'aimerais enregistrer. Si ce n'est pas un album entièrement consacré à ce répertoire, ce sera peut-être un album « mixte », mêlant de belles oeuvres de répertoires divers — dont le français...

Pourtant vous avez réussi à imposer à votre maison de disques un projet qui ne semblait pas, a priori, évident, celui des opérettes allemandes et viennoises !

C'est vrai. Et j'y tenais beaucoup ! Mais ça n'a pas pu se faire d'emblée : j'entrais en effet dans ma nouvelle maison de disques, Sony, et je ne pouvais pas commencer par cela : il y avait en effet le risque qu'on dise que j'avais changé de maison de disques pour virer vers le répertoire léger, voire le crossover... Après l'album Wagner, j'ai fait un album Verdi, puis le Winterreise, et ensuite seulement cet album d'opérettes allemandes et viennoises. Je voulais faire revivre cette musique qui était oubliée, ce que je ne comprends pas alors qu'elle est très belle et si riche en qualités émotionnelles.
Cet album est aussi un hommage à Joseph Schmidt, à Helge Roswaenge, à Richard Tauber, à toute une époque dont la mémoire se perd, un hommage à une époque sombre, déchirée par la guerre, où on se libérait par la musique, ce qui résonne encore aujourd'hui. Je suis attentif à la mémoire, à son côté noir autant qu'à son côté blanc. Cet album a été un succès, en France aussi. Peut-être cela permettra-t-il un jour de monter à nouveau quelques-unes de ces opérettes sans qu'on dise que c'est de « deuxième classe ».

À propos de la France, vous allez être très présent à partir de cette saison à l'Opéra de Paris !

Oui et j'en suis très content : Stéphane Lissner, que je connais bien pour avoir travaillé régulièrement avec lui à la Scala, m'a convaincu de venir chaque année dans le cadre de projets et de répertoires différents : je ferai successivement La Damnation de Faust, Lohengrin, Don Carlos (en français !), Les Contes d'Hoffmann... C'est aussi une façon d'entretenir ma relation avec la France, comme je le fais aussi avec la série « Les grandes voix » au Théâtre des Champs-Élysées : là aussi, j'y reviendrai chaque année pour un concert.

Plus qu'une vedette, vous êtes une icône : être au sommet d'une telle gloire, cela fait-il peur ?

Je ne crois pas, parce que ma carrière a commencé lentement, sans précipitation, par de petits rôles dans de petits théâtres, par des avancées prudentes : je ne suis pas arrivé au sommet d'un jour à l'autre, je connais le métier, je connais le chemin, je connais les risques. Ma voix se porte bien mais, à chaque nouvelle expérience, je suis toujours un peu angoissé. Je fais attention et j'espère ne pas être dépassé.

Vous avez tout, le talent, la beauté, l'argent, la gloire, l'amour : que pouvez-vous encore désirer ?

Vivre. C'est-à-dire toucher la vie pour y ressentir des émotions simples, vraies, personnelles. Je voudrais avoir plus d'influence sur ma carrière et me donner le temps de respirer. Je voudrais être capable de dire non mais j'aime tant chanter, faire de la musique, ça m'insuffle une énergie énorme. Alors je suis écartelé. Pourtant j'ai envie de voyager tranquillement, hors des trajets conventionnels. L'année dernière, je suis allé passer une semaine en Australie, c'était formidable mais trop court ! Mon prochain désir de voyage, c'est l'Amérique du Sud. Mors, oui, j'ai besoin du chant, j'ai cette passion du chant mais je ne voudrais pas que cela me fasse oublier que la vie est aussi autre chose que le chant, que le succès. Une semaine, deux semaines, ce n'est pas assez : je voudrais faire une vraie pause pour vivre ma vie, voir d'autres lieux, rencontrer d'autres personnes, respirer différemment et pas seulement travailler.

Qu'est-ce qui vous rend heureux ?

Mes enfants. Ma fille, qui a bientôt dix-sept ans et qui devient presque une femme, avec tous les problèmes que cela pose. Je voudrais la protéger encore mais ce n'est pas si facile. Et mes fils, qui ont chacun leurs talents et ne s'orientent pas forcément vers la musique ; l'essentiel est qu'ils s'épanouissent.

Ils sont fiers de vous ?

Oui, mais pas exagérément. Ils ne sont pas confits de respect devant le « grand ténor » ! Ils me disent : « Tu es connu ? Bon, c'est très bien, mais tu n'es pas le seul. » Ils ont raison. Je les aime beaucoup.






 
 
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