Diapason, septembre 2013
par Vincent Agrech
Aimé des dieux
 
rencontre avec Jonas Kaufmann
 
Tout lui réussit : le lied, Wagner, les répertoires français et italiens... Dans la galaxie des ténors, l'astre Jonas Kaufmann occupe la première place, patiemment conquise, avec un mélange de prudence et d'intuition qui lui vaut d'être désormais un des rares artistes lyriques que s'arrachent les plus grandes scènes de la planète. Et les maisons de disques aussi : après cinq ans de fidélité à Universal, c'est aujourd'hui pour Sony qu'il signe un récital Verdi, compositeur décidément très présent dans son agenda.

Entre Munich où l'on assistait hier à ses débuts triomphaux dans Le Trouvère (cf pages Vu et entendu) et Salzbourg où il répète Don Carlo et nous reçoit aujourd'hui, Jonas Kaufmann ne manque pas d'honorer le bicentenaire verdien, et consacre au compositeur son premier récital pour Sony. L'autre héros de l'année n'est pourtant pas absent, avec ce Lohengrin au pied levé, intercalé il y a quelques jours entre deux Manrico ! Inconscience ? Sûrement pas de la part d'un artiste très lucide à l'égard de ses possibilités. Mais le goût de l'exploit, l'enthousiasme, et cette rare vertu brandie telle un étendard : la diversité. A une époque qui traiterait volontiers les ténors comme des produits de consommation rapide hyperspécialisés, Jonas Kaufmann, mûri en troupe avant de conquérir les scènes les plus prestigieuses, s'impose parmi les deux ou trois noms échappant aux classifications dans lesquelles on voudrait les enfermer. Avec, outre les dons et le talent, un rayonnement physique, une simplicité dans le contact, une intelligence laissant l'interlocuteur se demander ce que les dieux ont bien pu lui refuser dans la vie, il revient sur ce premier Manrico qui est toujours, avant Otello, le défi verdien par excellence.

Jonas Kaufmann :
La première voix inscrite dans ma mémoire pour ce rôle est celle de Franco Corelli. Si belle, riche, puissante, mais aussi unidimensionnelle, jamais intime ou fragile. Admettez pourtant qu'un jeune homme qui a grandi dans cette famille pour le moins perturbée a bien dû en garder quelques séquelles ! J'ai voulu concilier ces failles avec la cuirasse du héros, de l'amant hors norme - bien sûr, il est épris de Léonore, mais cela ne nous dit rien de ce qui s'est passé sur d'autres champs de bataille... Il y a enfin cette relation contradictoire avec sa mère, pleine de tendresse lorsque c'est Manrico qui la console dans la scène de la prison, mais aussi oppressante par le poids du destin qu'elle fait peser sur lui.

Une dimension particulièrement développée dans cette production d'Olivier Py...

J.K. : Mais qui procède naturellement du livret et de la musique ! J'ai soutenu cette lecture avec enthousiasme, même si la scène du lit m'a donné quelques craintes. Allions-nous réussir à susciter l'ambiguïté sans que cette relation très tactile paraisse trop appuyée ? C'est tout l'enjeu du Trouvère : tendre à l'extrême limite les fils de la vraisemblance et du mélodrame sans jamais les rompre.

C'étaient aussi vos retrouvailles avec Py après La Damnation de Faust à Genève il y a dix ans, à l'invitation de Jean-Marie Blanchard. Jusqu'à présent, les théâtres français lui demandaient plutôt des oeuvres rares, et les pays germaniques le répertoire. Est-ce à dire que son approche trouve des résonances familières auprès des artistes et du public allemands ? Ou le percevez-vous au contraire comme un metteur en scène très latin ?

J.K. : Nous sommes toujours restés en contact, notamment quand Olivier dirigeait le Théâtre de l'Odéon, mais c'était un bonheur de retravailler avec lui. J'aime ces relations entre un metteur en scène et un interprète où chacun est malléable par l'autre, où l'univers du premier, aussi personnel soit-il, demeure sensible aux suggestions du second. Sans doute les Allemands aiment-ils en Olivier cette attirance pour la part sombre des oeuvres, exprimée dans une dramaturgie très élaborée et rigoureuse, capable d'une grande dureté. Et peut-être plus encore le fait qu'il ne tombe jamais dans ce travers, qui est souvent le nôtre, de la lourdeur démonstrative, retenant plutôt au coeur de ces ténèbres une source de lumière et une élégance du geste.

Vous ne semblez guère avoir de limites en matière de mise en scène, de Strehler lors de vos débuts internationaux, il y a quinze ans bientôt, à Neuenfels ou d'autres enfants terribles des plateaux d'aujourd'hui...

J.K. : Je m'entends généralement bien avec les metteurs en scène, à l'exception de ceux qui se croient dépositaires de l'unique vérité de l'oeuvre et se ferment à toute proposition des interprètes, ou de ceux qui ne voient dans les chanteurs que des machines à son à ensevelir sous du « vrai » théâtre. Je suis reconnaissant à Strehler de m'avoir fait comprendre, très jeune encore, qu'une répétition n'est pas une chorégraphie où l'on reprend mécaniquement les passages déjà vus la veille, mais qu'on doit tout réinventer chaque jour sur la base d'une expérience décantée. Je pense aussi à Martin Kusej qui, également à mes débuts, m'avait offert Jaquino dans Fidelio , m'y entraînant dans un passionnant travail d'acteur avant que je réalise, avec d'autres productions, le faible intérêt musical du rôle ! Je n'irai pas plus loin dans la liste, afin de ne faire aucun jaloux... De façon générale, l'important pour moi est d'arriver à chaque production préparé, avec ma vision du personnage, mais sans aucun a priori à l'égard du metteur en scène et ouvert à toutes ses propositions. Ensuite, de reprendre le temps d'y réfléchir au calme, de faire la part entre celles auxquelles j'adhère et d'autres qui me poseraient problème. Par exemple, si je perçois une contradiction d'ordre musical ou physique entre ce qui m'est demandé et ce que la partition me suggère à tel moment particulier. Dois-je abandonner mon idée première, ou devons-nous chercher un compromis ? C'est ce que je tente le plus souvent, en expliquant ma difficulté au metteur en scène, en l'encourageant à me donner davantage d'explications, ou à me guider plus précisément, afin de résoudre ce qui me paraît contradictoire. Et si nous n'y arrivons toujours pas, je soumets une alternative. Je déteste entendre des collègues se plaindre de tout et de rien, mais répondre au metteur en scène qui leur demande une autre proposition : « Je n'en sais rien, ce n'est pas mon boulot. » En effet, cela ne le serait pas de vouloir régenter tout le plateau. Mais avoir des idées précises sur ce que nous souhaitons faire de notre personnage, parfaitement, c'est notre boulot !

Le récital consacré à Verdi qui paraît ce mois-ci fait la part belle aux rôles dramatiques, mais s'ouvre avec le Duc de Rigoletto. Serait-ce un adieu ?

J.K. : J'espère bien que non ! Plus on se dirige vers des emplois lourds, moins les titulaires sont nombreux, et l'agenda se remplit rapidement avec eux. Mais abandonner totalement les rôles plus légers serait une erreur, car une alternance bien dosée repose la voix et lui permet de conserver sa flexibilité. Je n'ai pas forcément envie de monter une nouvelle production de Traviata, ayant beaucoup chanté Alfredo, mais si on me demande un remplacement pour un soir ou deux, ce sera avec joie !

Ces remplacements au pied levé de collègues malades sont presque votre signature aujourd'hui : un Lohengrin intercalé entre deux Trouvère récemment, une Bohème au milieu d'une série d'Ariane à Naxos à Salzbourg l'été dernier...

J.K. : Mais j'adore ça ! L'adrénaline et la concentration sont maximales, et quelle merveilleuse façon de retrouver la spontanéité, l'improvisation, le plaisir de l'interaction avec les partenaires ! Il serait suicidaire de prévoir plusieurs années à l'avance des alternances aussi rapprochées ; comment savoir dans quelle condition vous serez, si vous sortirez ou non d'un rhume, quel sera votre état de fatigue... Mais à la dernière minute, si vous êtes certain d'être au meilleur de votre forme, le risque est bien mieux calculé. J'espère que personne n'a trouvé mon Manrico fatigué par Lohengrin, car de mon côté revenir à Wagner en étant plongé dans Verdi m'a donné un immense plaisir. Mon chant me semblait plus souple, plus liquide, plus proche de ces qualités italiennes que Wagner attendait des interprètes de son temps, loin d'imaginer vers quels excès de décibels le futur l'entraînerait.

On est souvent impressionné, en vous écoutant, par ces nuances qui ne cherchent pas forcément le beau son, mais assument le détimbrage ou certaines raucités si l'expression est plus intense ainsi...

J.K. : Etudier très scrupuleusement une partition n'oblige en rien à montrer de façon emphatique au public à quel point on l'a bien comprise. Il faut arrêter de croire que naturel rimerait forcément avec idiotie, et intelligence avec sophistication. Certains chanteurs atteignent une forme de perfection technique et musicale, mais à la manière d'un numéro de cirque de haute école, trahissant par là même le compositeur. Lequel sert une situation dramatique, un sentiment; si ceux-ci passent derrière le beau diminuendo de l'interprète, tout est raté. Je recherche les qualités humaines qui ne sont pas celles de la machine, quitte à accepter certaines imperfections du son au profit de la musique.

Vous avez souvent exprimé, dans cette logique, votre admiration pour Wunderlich, et votre préférence, chez les barytons, envers l'art d'un Prey plutôt que d'un Fischer-Dieskau. Mais la puissance dramatique, la diversité des répertoires, la tessiture et jusqu'à certaines couleurs vocales vous placent aussi dans la filiation d'un Domingo...

J.K. : Je ne dirais pas qu'il est le modèle absolu dont je veux suivre l'exemple en tout, car chaque interprète doit trouver son propre chemin. Mais j'avoue me sentir proche de lui. Certes, il a commencé plus tardivement le répertoire allemand, et je n'ai jamais chanté de zarzuela ! Il est l'un des derniers exemples à notre époque d'une forme d'universalité qui allait autrefois de soi. Prenez les almanachs de l'Opéra de Vienne il y a cent ans ; vous constaterez qu'il était presque normal d'y trouver une même artiste interprétant dans la saison Pamina et Elsa... ou Elsa et Ortrud ! Beaucoup d'experts ou prétendus tels affirment qu'il faut se concentrer sur quatre ou cinq rôles dans une carrière, qui deviennent votre signature. Je m'y refuse, ce serait d'un ennui mortel !

Sans se limiter à un si petit nombre de rôles, ne faut-il pas garder quelques-unes de ces « signatures » auxquelles on revient régulièrement afin de conserver cette souplesse de la voix que vous évoquiez ? Mirella Freni, par exemple, expliquait souvent que Mimi dans La Bohème avait pour elle cette fonction...

J.K. : Dans ma catégorie vocale, ce serait certainement Tamino. Et je le retrouverai très volontiers à la scène si l'occasion s'en présente. Mais on n'est pas obligé de partager avec le public ce genre de tests ! De façon plus régulière, c'est le lied qui joue pour moi ce rôle, par la ductilité de la voix et la minutie qu'il réclame.

Parmi les emplois plus lourds, ce récital présente des extraits d'Otello. Un projet pour la scène, ou, comme pour Siegfried, un rêve lointain ?

J.K. : Un projet bien concret, à horizon de trois ou quatre ans. Mais je ne peux encore révéler où, ni avec qui. L'un des avantages de la notoriété est d'avoir parfois la possibilité de décider des chefs, metteurs en scène et partenaires avec qui on désire travailler; et un premier Otello est sans conteste l'occasion d'exercer ce genre de choix. Ce qui ne veut pas dire que je tienne à m'enfermer dans une seule approche, car il y a plusieurs chefs avec qui je souhaite le reprendre ensuite. Otello est nettement moins difficile que Siegfried en terme de pure endurance vocale, mais le risque consisterait à le chanter trop souvent et à s'y fatiguer la voix — toujours ce danger des rôles pour lesquels il y a peu d'interprètes. L'aborder maintenant présente d'autres avantages. Avant tout sur le plan dramatique, l'alliance entre la maturité et la capacité à séduire : si Otello n'est qu'un vieil ogre hurlant, comment comprendre que Desdémone l'aime jusqu'au bout, au point de se laisser tuer par lui ? Certes, il y a entre eux une génération d'écart, mais Cassio et elle sortent à peine de l'adolescence. Surtout, ce n'est qu'en chantant en même temps des répertoires qui nécessitent fraîcheur et agilité de la voix qu'on peut espérer rendre justice à chaque nuance, chaque détail qu'exige ce prodigieux texte musical.

Vu de France, vous incarnez le rêve musical allemand... Un enfant typique de la classe moyenne bavaroise, dont l'éveil artistique s'est opéré entre la famille et l'école, et dont la réussite tient à l'éducation, à l'effort et au talent plutôt qu'à une prédestination sociale. Un parcours tel que le vôtre est-il encore possible aujourd'hui, ou la musique a-t-elle perdu de son importance au coeur de la société allemande ?

J.K. : Je pense, hélas ! que les choses ont changé. Pour être tout à fait honnête, ce n'était d'ailleurs plus vraiment la norme lorsque j'étais enfant, et la passion de ma famille pour la musique n'est sans doute pas représentative de ce qui prévalait dans le voisinage. Le gros problème aujourd'hui me semble être celui du temps. L'éducation des enfants valorise leur rapidité d'assimilation, d'adaptation et d'exécution que réclament les nouvelles technologies, au détriment de la persévérance et de la concentration. Se forger une culture musicale au travers du concert n'est pas non plus si facile ; certes, on trouve assez aisément des places à bas prix, mais pour parvenir à une certaine assiduité, le budget familial devient conséquent ! Dans ces conditions, beaucoup d'enfants n'ont plus aucun contact avec la musique classique, en Allemagne comme ailleurs. Or, c'est maintenant que nous devons leur en donner les clés. Etre père moi-même, m'a appris à quel point c'est difficile, si l'on veut éviter d'être rébarbatif, et je m'engage toujours très volontiers dans des projets visant à développer l'accès des jeunes à la musique et à la culture en général. En fait, cela tend même à devenir une des priorités de ma vie.


Jonas Kaufmann en disques
E.D.

Au disque, comme en scène, Jonas Kaufmann joue les premiers de la classe. Qu'on en juge : tous ses récitals gravés pour Decca ont été couronnés d'un Diapason d'or I Par ordre chronologique de parution, on thésaurisera donc le tutti frutti « Romantic Arias »dirigé par Marco Armiliato, un recueil d'airs germaniques (Mozart, Beethoven, Schubert Wagner) choyé par Claudio Abbado, « Verismo » (avec Antonio Pappano) et un tout aussi indispensable volume Wagner (avec Donald Runnicles); sans oublier une Belle Meunière de Schubert accompagnée par Helmut Deutsch, d'une spontanéité désarmante... et bouleversante.

Côté intégrales, son Siegmund est à chérir, fleuron d'une récente gravure de La Walkyrie réalisée par Valery Gergiev (label du Mariinsky), face à la Brünnhilde superlative de Nina Stemme. Cette dernière duette encore sur les plus hautes cimes avec notre ténor, dans un Fidelio inondé de lumière par Abbado (Decca). Kaufmann a fait sien le rôle-titre du trop rare Kônigskinder d'Humperdinck dont il a déjà laissé deux témoignages: en CD, sous la direction du regretté Armin Jordan (Accord), en DVD, avec Ingo Metzmacher, dans un spectacle filmé à Zurich (Decca). Toujours au rayon DVD, on ne résiste pas au sex-appeal de son Don José, face à la Carmen incendiaire d'Anna Caterina Antonacci, capté à Londres sous la baguette de Pappano (Decca). De Covent Garden toujours, voici son Maurizio, épris d'Angela Gheorghiu, héros d'une Adriana Lecouvreur mise en images avec des trésors de tact par David McVicar (Decca). Mais s'il est une vidéo à connaître en priorité, c'est bien Werther, avec les forces de l'Opéra de Paris guidées par Michel Plasson et la Charlotte chair et larmes de Sophie Koch ; plus goethéen que nature, Kaufmann vit et meurt pour nous, dans un spectacle de Benoît Jacquot - que celui-ci a lui-même génialement filmé - en forme de radiographie des âmes (Decca).








 
 
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