Forum Opera, 21 décembre 2023
Jean Michel Pennetier
 
Puccini: Turandot, Wien, Staatsoper, ab 7. Dezember 2023
 
Quand Calaf flirte avec Salome
 
Fin d’année en beauté pour l’Opéra de Vienne avec cette Turandot particulièrement attendue qui affichait les débuts d’Asmik Grigorian dans le rôle-titre et ceux scéniques (après le concert de Rome) de Jonas Kaufmann en Calaf. Pour cette nouvelle production viennoise de l’ultime opéra de Giacomo Puccini, Claus Guth nous propose une transposition dans un cadre contemporain. Nous sommes dans une sorte de régime totalitaire asiatique. L’époque est imprécise (les costumes sont modernes mais le trou du souffleur est caché par une horloge Art-déco qu’on entend battre avant le début de l’opéra). Les pékinois sont uniformément grimés à l’image de l’empereur Altoum, perruques comprises. Les mouvements sont souvent robotisés. La bureaucratie règne : la tête du Prince de Perse est précisément mesurée sous toutes les coutures, la boîte qui doit la recevoir est dument étiquetée, les formulaires remplis et classés, et le condamné doit lui-même signer son arrêt de mort. Tout n’est pas parfait et parfois la mécanique déraille : ainsi, Calaf manque d’être confondu avec le Prince et emmené à la place de celui-ci. Le décor est composé de deux immenses pièces : un vestibule (actes I et III) et la chambre de la princesse (acte II), séparés par un mur en fond de scène et une porte monumentale. Le mur affiche des projections fantomatiques de la princesse. Les tons verdâtres évoquent un peu l’univers glauque de Squid Game, de sorte que les deux Corées, celle du nord et celle du sud, pourraient servir de référence à la scénographie. Dans la chambre, de gigantesques poupées (animées à certains moments) entourent le lit de la princesse. Celle-ci enfilera sa robe de mariée pour la scène des énigmes, avec un air un peu blasé. Dans cet univers particulièrement dérangeant, le récit initial de Turandot semble aller de soi, manifestation d’un traumatisme souligné par le décor. Elle est belle, élégante, elle a l’air fragile et gentille cette pauvre princesse, mais c’est elle qui menacera d’un couteau et qui torturera de ses mains la pauvre Liu. Ainsi, Guth ne nous montre pas l’habituelle Turandot glaciale et imposante, mais un être fragile, humain dans sa perversité même.

L’ouvrage est ici donné dans la rare version longue du finale composé par Franco Alfano. Rappelons les circonstances de sa composition. Puccini meurt à Bruxelles le 29 novembre 1924, victime de complications cardiaques conséquences d’un cancer de la gorge détecté tardivement et inopérable. Il s’était rendu dans la capitale belge au début du mois pour y suivre une radiothérapie. Il avait emporté avec lui ses esquisses pour la scène finale. Le dernier acte n’est avancé que jusqu’à la mort de Liu. Puccini rêve d’un duo final monumental, songeant à Tristan und Isolde : ambition étonnante puisque le chef d’oeuvre de Wagner appartenait déjà au passé (il fut créé 60 ans plus tôt) et que le compositeur excellait surtout dans la miniature (ses opéras sont relativement courts et certains de ses airs les plus célèbres durent à peine 2 minutes : dans « Nessun dorma » le ténor en chante moins de 3). Puccini laisse donc l’oeuvre inachevée et l’éditeur Ricordi cherche un compositeur pour le terminer. En accord avec Arturo Toscanini, qui doit diriger la création à la Scala dont il est le directeur musical, le choix se porte sur Franco Alfano. Celui-ci produit une première version (il n’en existe aucune trace connue à ce jour) que le maestro trouve trop courte. Alfano en compose alors une seconde, incorporant de la musique purement de son cru. Selon les souvenirs rapportés par Antonino Votto, second chef de la Scala, l’ombrageux Toscanini est très en colère au vu du résultat qu’il estime trop long et trop éloigné du style de Puccini. Une troisième version est donc produite, Alfano éliminant notamment les mesures entièrement sorties de son imagination : c’est celle-ci que l’on entend habituellement (1). A l’écoute de la version originale toutefois, on a du mal à comprendre la réaction de Toscanini. Peut-être nos oreilles sont-elles moins gênées par le style d’Alfano ? Surtout, cette version, plus longue dans son développement, permet de mieux préparer la transition entre l’affrontement initial et l’amour final. Si cette transformation reste tout de même particulièrement étonnante, elle a ici davantage de place pour se déployer.

Asmik Grigorian est une interprète réputée de Salome, autre princesse perverse, et on croirait cette production faite sur mesure pour le soprano lituanien tant elle s’y coule avec une venimosité souriante. La voix, plutôt lyrique, n’est pas du métal des grandes références du rôle. Ici, point d’aigus dardés façon laser, même si la projection remplit la salle sans aucun effort. C’est une Turandot qu’il faut voir en même temps qu’on l’entend, tant cette composition dramatique est atypique, vénéneuse et déjantée, parfaitement adaptée à l’interprète. Face à cette performance monstrueuse (au sens propre), les autres rôles sont fatalement en retrait.

Jonas Kaufmann est un Calaf qui apparait initialement comme le brave type un peu dépassé par les événements, un brin espiègle dans la scène des énigmes, puis attendri et attentif lorsqu’il triomphe de la princesse. On en s’appesantira pas une fois de plus sur la projection du ténor allemand : Kaufmann sait gérer ses réserves de puissance en crescendo au fur et à mesure de la représentation et le célébrissime « Nessun dorma » est un modèle de musicalité, sans afféteries toutefois. La voix sait passer la barrière d’un orchestre particulièrement tonitruant pour nous faire entendre un chant racé, un timbre aux couleurs fauves, et une musicalité exceptionnelle. Si les deux contre ut sont un peu tirés, ils sont crânement affrontés. Cerise sur le Chongyang, Grigorian et Kaufmann forment un couple parfaitement appariés.

On a désormais l’habitude (peut-être un peu trop) des Liu aux voix frêles distillant des pianissimi évanescents. La voix de Kristina Mkhitaryan est plus corsée, davantage dramatique, au timbre plus capiteux (et avec quelques beaux piani quand même !). C’est une Liu brulante, forte jusque dans son sacrifice, mais elle aussi atypique, comme si les typologies vocales de l’esclave et de la princesse tentaient de se rapprocher.

Dans cet ouvrage, les autres rôles n’ont guère l’occasion de briller mais la distribution n’en est pas moins d’un haut niveau. En Altoum, Jörg Schneider offre une belle voix franche de ténor (il chante également la rôle du prince). Le Timur de Dan Paul Dumitrescu est efficace quoiqu’un peu charbonneux. Le trio de ministres, Martin Hassler, Nobert Ernst et Hiroshi Amako, est composé de vraies voix parfaitement audibles, bien chantantes, et ils jouent admirablement. Le Mandarin d’Attila Mokus est également d’une belle prestance.

A la tête de l’orchestre de l’Opéra de Vienne en grande forme, Marco Armiliato propose une direction luxuriante, parfois un peu trop bruyante, toutefois, et assez différente de celle qu’il offrait à l’Opéra de Paris il y a quelques semaines. Les tempi sont plus lents (ainsi le deuxième acte est plus long de trois minutes et demi), les couleurs davantage contrastées, et la puissance bien plus élevée. La direction remet la sauvagerie au centre de l’ouvrage. Enfin, les Choeurs sont splendides et il est un peu dommage qu’ils soient relégués en coulisses aux deux derniers actes. Au global, cette Turandot est une réussite atypique, dérangeante mais captivante, du vrai théâtre musical.








 
 
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