Diapason, 29 avr 2021
Par Emmanuel Dupuy
 
Wagner: Parsifal, Wiener Staatsoper, 18. April 2021 (Stream, Aufzeichnung vom 11. April 2021)
 
Parsifal de Wagner à Vienne : hymne à la liberté
Jonas Kaufmann, Elina Garanca, Ludovic Tézier... Le prestigieux plateau réuni par le Staatsoper tient toutes ses promesses, dans le spectacle décapant et bouleversant de Kirill Serebrennikov, et sous la direction musicale de Philippe Jordan. A voire et revoir sur Arte Concert.

Assigné à résidence en Russie par les sbires de Poutine, c'est à distance que Kirill Serebrennikov a dû réaliser sa mise en scène de Parsifal pour l'Opéra de Vienne. Un tour de force qui n'altère en rien la densité de sa proposition théâtrale : celle-ci recèle tant d'idées qu'il faudrait des chapitres entiers pour les décrire. Donc résumons.

Montsalvat est une sordide prison des temps modernes, où sont enfermés les chevaliers du Graal. La photo-journaliste Kundry vient y réaliser un reportage, avant que Parsifal ne fasse son entrée. Un Parsifal dédoublé, chanté par le fringant quinquagénaire Jonas Kaufmann et incarné par le jeune acteur Nikolay Sidorenko, petite frappe à la beauté venimeuse que l'on croirait sortie d'un film de Pasolini. Et qui, au lieu de tuer le cygne, égorge un autre détenu un peu trop entreprenant, à la blondeur immaculée. Car dans cet univers clos, plane un parfum de testostérone et de violence d'autant plus insoutenable que celle-ci est soulignée par les gros plans de la vidéo. Sur ce Parsifal à peine sorti de l'adolescence, son alter ego plus âgé - et rédimé - porte un regard empli d'une tendresse qui serre la gorge.

Charge émotionnelle
Parsifal en prison ? Drôle d'idée a priori. Pourtant, on résiste difficilement à la charge émotionnelle que distille cette transposition où chaque élément semble faire sens. C'est évidemment son propre destin, et celui tous les prisonniers politiques, qu'évoque Serebrennikov. Mais son spectacle montre surtout l'histoire que tient à nous raconter Wagner : celle d'une humanité en perte de repères, enfermée derrière les barreaux de son propre aveuglement, à laquelle une vérité révélée rendra sa dignité. D'ailleurs, dans cet univers glauque, l'élément religieux est omniprésent : à travers les symboles que Gurnemanz, maître dans l'art du tatouage, dessine sur la peau de ses co-détenus ; à travers le pain que rompent les gardiens ; à travers les crucifix que fabriquent les pensionnaires d'une prison pour femmes à l'acte III, où est désormais incarcérée Kundry après avoir assassiné Klingsor.

Ce dernier est le patron d'un magazine de mode (qui a pour titre Schloss : le château). L'acte II nous aura transporté dans les bureaux de la rédaction, où le chaste fol attise le désir du personnel féminin (les Filles-Fleurs), avant d'affronter Kundry et ses propres souvenirs (celui de sa mère, celui d'Amfortas). A la sensualité débridée de certaines scènes, répondent les errances attristées de Parsifal dans des paysages enneigés, que montre un film en noir en blanc tournée en Russie, et qui le conduiront jusqu'à un dénouement transformé en hymne à la liberté.

Plateau à se damner
Le miracle n'est pas seulement théâtral, il est aussi musical, car on a réuni un plateau à se damner ! Le Parsifal de Kaufmann est égal à sa légende, chevalier poète drapé dans un lyrisme caressant, alchimiste du mot et de la note faisant vibrer mille cordes sensibles, avec un art de la demi-teinte à faire pleurer les pierres. Autre incarnation bien connue, autre accomplissement : le Gurnemanz de Georg Zeppenfeld promène sur les plus hautes cimes son art de Liedersanger, illuminant ses récits, coulés dans un phrasé de violoncelle, de tout un arc-en-ciel d'affects.

Si Wolfgang Koch crache toujours le poison de Klingsor avec une morgue hautaine, c'est en revanche une première fois pour Elina Garanca, qui trouve peut-être en Kundry le rôle de sa vie, à la fois maman et putain, avec dans la voix des éclats d'or et des reflets érotiques qui font les grandes ensorceleuses. Après tant de triomphes chez Verdi, Ludovic Tézier revient à Wagner, montrant la même qualité de cantabile, la même puissance expressive. On a certes connu des Amfortas plus torturés (en particulier Peter Mattei, dans une géniale vidéo new-yorkaise), mais celui-ci triomphe par sa robustesse, son autorité, son refus du compromis - une prise de rôle qui en appelle d'autres : vite, le Hollandais, Sachs et Wotan, qui correspondent sans doute mieux à la nature foncièrement dramatique de notre baryton national.

Au pupitre, Philippe Jordan a mûri son Parsifal depuis les représentations parisiennes - les Wiener Philharmoniker dispensent il est vrai d'autres beautés que l'Orchestre de l'Opéra. Un rien figé, le Prélude de l'acte I suscite quelque inquiétude. Mais très vite, tension, mouvement et lumière prennent le dessus. Avec une évidence dans les rapports de tempos, un naturel, une fluidité dans le dosage des timbres, qui rappellent irrésistiblement un autre Parsifal - celui d'un certain Armin Jordan.













 
 
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