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Opera World, 28 noviembre 2019 |
Luc-Henri Roger |
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Korngold: Die tote Stadt, Bayerische Staatsoper, ab 18. November 2019
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Die tote Stadt d’Erich Wolfgang Korngold à l’Opéra de Munich
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Au commencement se trouve
Bruges-la-Morte (1), l’unique roman de l’écrivain belge Georges Rodenbach
(1855-1898), qu’il avait d’abord publié sous la forme d’un feuilleton dans
Le Figaro, puis en roman en juin 1892 et finalement remanié en une pièce de
théâtre, intitulée Le Mirage, dont il ne connut pas la publication car la
mort en décida autrement et s’empara du poète avant que son impression ne
soit décidée. C’est sa veuve qui confia le livret du Mirage aux éditeurs et
la pièce fut imprimée en 1901 à titre posthume. Le roman fut très rapidement
considéré comme l’un des chefs-d’oeuvre les plus importants du symbolisme.
Le Mirage fut traduit en allemand et connut sa première dans sa traduction
avant même que la piéce ne fût jouée en français.
Vingt ans plus
tard, l’Autrichien Erich Wolfgang Korngold, enfant prodige du piano puis de
la composition d’opéras, montait simultanément à Hambourg et à Cologne Die
tote Stadt (La Ville morte), un opéra en trois actes composé sur un livret
de Paul Schott (un pseudonyme sous lequel se cachait le père du compositeur)
et de Korngold rédigé d’après la pièce Le Mirage.
La nouvelle
production munichoise a été réalisée en collaboration avec le Théâtre de
Bâle où elle fut présentée en 2016. La mise en scène de Simon Stone
recueille aujourd’hui à Munich la même moisson de lauriers qu’il y a trois
ans à Bâle pour son intelligence visionnaire. Simon Stone a délibérément
oblitéré les références rodenbachiennes au temps et au lieu de l’action, la
Bruges de la fin du 19ème siècle, pour les déplacer dans les années 1970
dans un immeuble standard d’une ville provinciale quelconque.
La
façade lisse, impersonnelle et ennuyeuse d’un immeuble neuf accueille le
spectateur au début du premier acte. Frank, l’ami de Paul, et la servante
Brigitta s’en approchent munis de lampes-torches et inspectent l’appartement
de Paul de l’extérieur, essayant de l’observer au travers des fenêtres.
Notre curiosité est éveillée et on pénètre à leur suite et par le truchement
du plateau pivotant dans un appartement sans vie et sans âme dont les murs
dépouillés ne portent que deux posters encadrés d’affiches de cinéma,
Pierrot le fou de Godard et Blow up d’Antonioni. Le seul lieu surchargé de
la maison de Paul est une étrange pièce reliquaire tapissée de photos
polaroids de la défunte Marie, la femme que Paul a aimée, et, derrière un
petit rideau rouge, un support porteur d’une perruque, qui surplombe une
série de boîtes de carton remplies de souvenirs de la morte. Paul a idéalisé
la défunte et ne vit que dans la mémoire de leur amour parfait. L’arrivée
soudaine de Marietta, juchée sur un vélo, dans la vie de Paul va bouleverser
la donne en raison de l’étrange ressemblance entre Marietta et Marie. Paul
va tout au long du premier acte essayer d’instrumentaliser la nouvelle venue
en s’efforçant de la réduire à la copie conforme de la disparue adorée. Mais
Marietta, une danseuse qu’une tournée a amené dans la ville de Paul, a des
amis et des obligations professionnelles, une vie propre à laquelle elle ne
veut pas renoncer et le fait bientôt savoir.
Le décor insipide du
premier acte est entièrement chamboulé au deuxième acte où l’appartement de
Paul se voit transformé en un duplex où l’on accède à l’étage par des
échelons ou en escaladant des étagères. La propreté et l’ordonnancement
impeccables du premier acte ont fait place au désordre bordélique de
l’appartement qui est devenu le lieu des soûleries et des débauches de
Marietta et de sa bande de copains et de copines, un foutoir sans nom avec
aux murs un poster de Freddy Mercury chantant torse nu, une photo
pornographique de Mappelthorpe, celle d’un couple lesbien et l’affiche d’un
film du type King Kong au féminin, Attack of the 50 Foot Woman (L’Attaque de
la femme de 50 pieds), un fil de science-fiction réalisé par Nathan Juran.
La bande à Marietta s’alcoolise et se livre à des jeux sexuels sans grande
conviction. Le thème cinématographique est évidemment prépondérant dans la
mise en scène de Simon Stone qui, utilisant avec ingéniosité le plateau
tournant, nous présente tous les angles et les impossibilités
architecturales d’une maison devenue chaotique et que chaque tour de plateau
semble recomposer. Bientôt Paul ne supportera plus l’envahissement et rompra
sa relation avec Marietta. Mais la jeune femme s’accroche, met ses amis à la
porte et parvient une nouvelle fois par son jeu de séduction à subjuguer
Paul.
Paul est tiraillé entre deux mondes, entre le suprahumain et
son désir éterniser sa vie amoureuse passée dans une pieuse mémoire et les
ensorcellements de l’illusion de la résurrection de la morte que personnifie
Marietta. Le religieux apparaît à plusieurs reprises dans l’opéra avec la
promenade d’un groupe de nonnes auxquelles s’est jointe la servante de Paul
ou dans le choeur d’enfants, fort bien mis en scène par le truchement du
plateau tournant qui en présente l’arrivée puis le défilé processionnel. Le
religieux et le fantasmagorique : les pièces se peuplent à diverses reprises
de répliques de la morte, habillées de tuniques d’hôpital, avec leurs têtes
rasées qui font penser à la perte des cheveux lors des chimiothérapies, et
de duplicatas de Paul revêtus de gabardines et de chapeaux tout semblables à
ceux qu’il portait lors de son entrée en scène.
Marietta a repris la
main, mais pas pour longtemps car la jeune femme, incapable de jouer le jeu
de la morte est reprise par son désir d’affirmation et se rend sacrilège en
jouant avec les vêtements de la morte et sa perruque, s’appropriant la pièce
reliquaire. Paul ne peut supporter ses provocations et dans un accès de
folie, la tue en l’étranglant au moyen de la perruque sacrée de Marie.
Mais la vie est un songe et à la fin de l’opéra, la folie visionnaire
s’éloigne, Paul se retrouve dans son appartement insipide et ordonné du
début de l’action, on voit la servante arriver avec des provisions, elle
n’est donc pas devenue nonne et l’ami de Paul lui propose de partir avec lui
vers un ailleurs qui permettrait à Paul d’oublier le passé. Marietta, qui
n’est pas morte, repart sur son vélo sans doute dans d’autres villes et vers
d’autres amours.
La magie de la mise en scène a opéré à Munich comme
à Bâle. Simon Stone a tenu le public en haleine tout le temps de l’opéra, en
parfaite harmonie avec l’orchestre et les chanteurs. On est stupéfait de la
qualité de la composition de Korngold qui a si jeune pu donner une oeuvre
aussi aboutie. Kirill Petrenko en souligne toute la force et parvient à nous
faire percevoir l’unité d’une musique surprenante aux aspects
kaléidoscopiques. Kirill Petrenko, magicien inspiré, soulève l’enthousiasme
d’un public électrisé. Et pourtant le maestro n’interprète pas, il ne
cherche jamais à imposer un style ou une lecture de l’oeuvre, mais il en
démontre le génie inhérent et le magnifie. Jonas Kaufmann habite son
personnage au point de le hanter, il le magnétise, allume les feux
inquiétants de la folie visionnaire et lui prête les trésors de son ténor
aux sombres dorures dans un travail de scène si intense qu’on l’imagine
épuisant, et qui semble forcer le chanteur à puiser ses dernières
ressources. Il ne le cède qu’à l’époustouflante interprétation et aux
scintillances virtuoses du chant de l’incomparable Marlis Petersen, toute au
service de son personnage, dont elle peint la jeunesse impétueuse, avec ses
exigences et ses caprices, sa finesse retorse prompte à capter les humeurs
changeantes de son partenaire, sa sensualité et les flux de ses désirs. Ces
deux géants de l’opéra nous font vibrer et palpiter avec leurs personnages
dont ils déploient toute la complexité et les arcanes. Les rôles secondaires
sont magnifiquement occupés, avec la découverte du jeune baryton polonais
Andrzej Filończyk qui fait des débuts remarqués au Bayerische Staatsoper
dans les rôles de Frank et de Fritz et de la puissante servante Brigitta de
la mezzo Jennifer Johnston qui vient par ailleurs de lancer son nouvel album
au titre prometteur, A love letter to Liverpool.
Pour avoir eu le
bonheur de voir cet opéra et de l’entendre joué par un tel orchestre dirigé
par un tel Maestro et interprété par des chanteurs aussi grandioses, on se
rend compte combien il est dérisoire et mesquin de réduire Korngold à cette
étiquette de compositeur de musiques de films qui lui colle à la peau, ce
qui n’est d’ailleurs pas un péché mais qui ne rend compte que d’un seul
aspect de son art.
Nous avons eu le bonheur de voir Kirill Petrenko
et Jonas Kaufmann, fous de joie d’avoir accompli de tels prodiges, se jeter
dans les bras l’un de l’autre dans une belle accolade au moment des
applaudissements. Comme on les comprend et combien grande est notre
reconnaissance !
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