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Toute La Culture, 04 DÉCEMBRE 2018 |
Paul Fourier |
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Verdi: Otello, Bayerische Staatsoper, ab 23. November 2018
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A l’Opera de Munich, un Otello trop intello ?
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Jonas Kaufmann, le ténor star allemand
interprète actuellement le Maure à l’opéra de Munich aux côtés de la sublime
Anja Harteros et avec Kirill Petrenko à la baguette. Le résultat est
contrasté.
Le spectacle à l’affiche de l’opéra de Munich est
incontestablement un des événements de la saison lyrique parce qu’il réunit
la fine fleur de la Maison, dont la star allemande Jonas Kaufmann, et ceci
dans une des plus belles partitions de Verdi.
Ce drame de la jalousie
et sa montée progressive de passion destructrice doit évidemment tout à son
créateur, le génial Shakespeare. Avec ses sentiments exacerbés, ses duos
d’amour et d’affrontement et la mort de l’héroïne, la puissance de cette
tragédie avait tout pour séduire Giuseppe Verdi et le zélé Arrigo Boïto qui
se chargea de construire un livret remarquable durant les 8 ans qu’il fallut
à l’œuvre pour arriver à maturation. Génies obligent, la rencontre
Shakespeare – Verdi aura toujours été féconde. Avec Otello, elle atteint une
perfection inouïe. La façon dont Iago verse progressivement le poison de
la calomnie dans l’oreille de ce rustaud d’Otello, jusqu’à lui en faire
perdre la tête et l’amener au meurtre de celle qu’il aime, est d’une
précision diabolique.
Au début de l’œuvre, Otello n’est qu’un soldat
valeureux, fêté pour ses victoires doublé d’un maître autoritaire, mais
respecté de ses sujets. Il est la boussole, celui qui conduit et celui qui
arbitre. Sous sa défroque de militaire, il en impose par son assurance et sa
droiture. Le problème c’est que la raison primaire est chose fragile lorsque
l’on entreprend de transformer l’amour fou en arme de destruction massive.
Il faudra quelques grains de sable savamment dispersés par un être perfide
et génialement dangereux, pour que cet Otello bascule dans la déraison,
consterne ceux qui croyaient en lui, transforme les caresses qu’il
prodiguait à son aimée en coups assénés à la prétendue infidèle. Il faudra
des petits éléments, des sous-entendus, un mouchoir dérobé, une scène
presque « marivaudesque » pour que la machination prenne toute sa dimension
pernicieuse et destructrice. Otello est un personnage brut, sinon
monochrome, finalement peu subtil, et c’est précisément dans les vertiges de
l’amour que ses fragilités vont apparaître. Comme Achille, le guerrier
invincible a son talon ; celui-ci se nomme Amour et a pour traits la belle
Desdémone. À Londres, où le ténor fit sa prise de rôle, Jonas Kaufmann
semblait ne pas trouver le bon équilibre entre la force brute, voire
brutale, et la faille. Ainsi, distinguer les moments où il fallait laisser
éclater une « voix roc », tout en puissance et ceux où il pouvait moduler sa
voix à l’extrême – ce qui est la marque de fabrique de l’artiste – était
tâche ardue. Il y réussit bien mieux à Munich ; pourtant, on reste
circonspect sur l’adéquation entre le personnage et l’artiste. Otello ne
fait jamais les choses à moitié ; lorsqu’il ne triomphe pas, il perd pied et
chute de très haut, se traîne à terre et suffoque comme un dément.
Certains seront séduits par la demi-mesure que Kaufmann y met, d’autres y
verront plus les artifices d’un chanteur essayant de contenter son public
avec ce qu’il aime que de réellement interpréter Otello dans toute sa force
teintée de rude fragilité. Quoi qu’il en soit, au moment où la tension
monte, où le dénouement et la mort de l’aimée sont proches, Kaufmann lâchera
finalement les amarres et se fondra avec passion dans le costume de
l’assassin qui tue (l’amour, l’aimée, l’amant) dans un même geste de folie.
Le second personnage de l’histoire est théoriquement Iago, un des plus
géniaux méchants que l’histoire de l’opéra ait créé, qui tantôt se paye de
luxe d’expliquer à l’auditoire ses futures vilénies, tantôt agit dans
l’ombre, vole, ment, calomnie ; à la fois superbe vermine et serpent aussi
redoutable que celui de la Création. Il incarne, de surcroît, un rôle
particulièrement difficile à interpréter, car la voix « mauvaise » doit être
à la hauteur du ramage, car le comportement doit être virtuose pour incarner
le mensonge, la veulerie, la traîtrise poussées à leurs plus géniales
extrémités. Face au roc Otello, il fallait-là un monstre de manipulation
avec une belle envergure pour manœuvrer un grand guerrier rompu aux
stratégies militaires. Malheureusement, Gerald Finley ne fait aucunement le
poids ni par la voix ni par l’habit dont il est affublé, tel un fou de cour
réduit à faire des courbettes bien inutiles. On rêve, à ce moment, à ce que
le baryton français Ludovic Tézier qui triomphe dans Boccanegra à Bastille
aurait pu faire ici de ce rôle.
Alors, face à cet Otello finalement
parfois trop subtil et ce Iago plutôt falot, survient le choc Anja Harteros.
La soprano envoûte par la plénitude de la voix et une force jamais démentie
par des effets faciles. Dès qu’elle entre en scène, elle incarne non une
victime désignée et résignée d’avance, mais une femme de caractère qui, dans
l’adversité qui se déploie, dans les dangers qui l’enveloppent et finiront
par l’étouffer, bataille, bouscule le mari violent, est projetée au sol et
s’en relève avec les forces qui lui restent. Peut-on entendre plus belle
chanson du saule, cet air souvent si ennuyeux, tel que celui que la soprano
nous dispensa, hier soir, sans affèteries et même avec l’énergie du
désespoir ? Cela paraît impossible tant on touche le sublime. Année après
année, Anja Harteros survole le répertoire verdien pour notre plus grand
bonheur.
Le Cassio de Evan LeRoy Johnson et la Emilia de Rachael
Wilson apportent leur belle pierre à cette distribution contrastée.
Enfin, la metteuse en scène Amélie Niermeyer fait le choix d’un drame
presque bourgeois et intime dans des intérieurs froids et gris ayant perdu
toute référence historique. La scénographie fait apparaître les personnages
en premier plan dans le réel, alors que Desdémone lorsqu’elle n’est pas en
scène, fait éclater les affres de sa souffrance en arrière scène. On perd
incontestablement de la puissance par ce procédé ; on n’adhère pas à des
choix curieux tel ce Iago bouffon en chaussettes rouges ; on y gagne, en
revanche, un jeu d’acteur exemplaire. On a rarement vu une scène du mouchoir
aussi intelligemment menée de même qu’on est enivré par le ballet entre les
acteurs du dénouement dément quand lorsqu’Otello, qu’on renvoie
solennellement à Venise, commence à frapper Desdémone devant l’assistance
officielle médusée. L’ensemble est inégal, parfois froid, emporte de
temps à autre l’adhésion, mais peine finalement à convaincre.
Musicalement, Otello est d’autant plus un chef-d’œuvre que la partition joue
sur un double répertoire, tantôt tendresse (en particulier dans les scènes
qui mettent en scène la douce Desdémone) tantôt violence. Et c’est là ce qui
va faire basculer la représentation dans une dimension que seule la sublime
Harteros arrivait à nous faire approcher. À la baguette, officie le
maître musical des lieux, le grand Kirill Petrenko qui s’affirmera, tout au
long d’une soirée enfiévrée, comme le principal artisan de la réussite de
cette production. Dès la scène de la tempête, on est étourdi tout à la fois
par la puissance de l’orchestre et par le foisonnement de détails qui en
émerge. Chaque moment est pensé, ciselé. Contrairement à Antonio Pappano
qui, à Londres, pour la prise de rôle de Jonas Kaufmann, noyait souvent
l’action et les interprètes sous un flot musical gigantesque jusqu’à la
nausée, Petrenko est attentif à tous les équilibres. Il magnifie une
partition qui n’en a pas besoin, mais que mille pièges peuvent rendre
indigeste. Ainsi par la grâce d’une soprano magnifique, d’un chef
d’orchestre génial et, malgré tout, d’un Jonas Kaufmann qui, s’il ne
convainc pas toujours, livre sa propre interprétation du Maure de Venise, on
sort de là, dans une atmosphère certes pluvieuse, baigné par le génie de
Verdi, et finalement heureux !
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