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Le Monde, 23.06.2017 |
Par Marie-Aude Roux |
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Verdi: Otello, Royal Opera House, London, 21. Juni 2017
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Otello, belle prise de guerre du ténor Jonas Kaufmann
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Le grand chanteur allemand a triomphé
sur la scène de Covent Garden, à Londres, dans le rôle exigeant de l’opéra
de Verdi.
C’était un « spot » de la saison lyrique, et la foule des
très grands soirs qui se presse, mercredi 21 juin, au Covent Garden de
Londres attend sa propre Fête de la musique : la prise de rôle d’Otello par
le ténor star, Jonas Kaufmann, actuellement le plus coté sur les scènes
internationales. Outre que le « rôle des rôles » hante l’imaginaire de tous
les ténors et qu’il est le fait d’un tout petit nombre d’élus, les récents
problèmes vocaux du chanteur allemand, malgré la reprise triomphale de son
Lohengrin wagnérien, à l’Opéra de Paris, en janvier, puis un Andrea Chénier,
de Giordano, à Munich et lors d’une soirée éclair au Théâtre des
Champs-Elysées, en mars, laissent place à bien des conjectures.
Le chanteur de 47 ans est, certes, remis de cet hématome sur les cordes
vocales qui avait provoqué l’éclatement d’une petite veine. Mais va-t-il
tenir la distance dans cette partition réputée meurtrière, où plus d’un
s’est cassé les dents ? Aux nombreuses dubitations proférées sur les réseaux
sociaux par les Cassandre de la profession, un Tweet d’après-générale avait
cloué le bec d’un « WAOUH » majuscule. Restait à voir, et surtout à
entendre.
L’entrée d’Otello dans l’opéra, dans le déchaînement choral
et orchestral d’une tempête, est parmi les plus impressionnantes. Elle est
aussi l’une des plus « vocalicides ». Un long cri de victoire et de guerre,
qui assoit, par l’inhabituelle ampleur d’une phrase forteresse hérissée
d’aigus héroïques, la puissance militaire et politique du Maure, dans cette
Venise qui l’acclame en chef tout en souhaitant la perte de l’étranger, du «
sauvage aux lèvres gonflées ». Le fameux Esultate (« réjouissez-vous ! »),
d’une tension incroyable, est un baroud d’honneur qui réclame souffle et
endurance, jusqu’à l’estocade finale sur l’arrogant si aigu appogiaturé
d’Uragano (« ouragan »). Celui-ci, tel un glaive de justice, en a condamné
plus d’un, asseyant au contraire la gloire définitive des autres. Ils sont
rares, dans le meilleur des cas un par décennie, de Ramon Vinay à Placido
Domingo (qui détient le record de onze enregistrements), en passant par
Mario Del Monaco, Jon Vickers, Vladimir Galouzine.
Sa voix en
étendard
Jonas Kaufmann est descendu d’un navire aux voiles sombres
au milieu de la foule qui l’acclame, lui, le général de l’armée vénitienne,
vainqueur des Musulmans. L’homme est beau, et porte sa voix en étendard. La
grande phrase de l’Esultate déroule devant l’orchestre, qui pourtant
tonitrue, des aigus sonores et un souffle maîtrisé, à peine passe-t-elle
sans relief sur cet Uragano que les plus coriaces accentuent et retiennent
pour faire monter les enchères. Ce qui n’est pas dans l’esprit kaufmannien,
et c’est tant mieux.
Car, pour appartenir à la catégorie des ténors
di forza, à l’instar des Pollione (Norma, de Bellini) ou des verdiens
Manrico (Il Trovatore), Alvaro (La Forza del destino) ou Radamès (Aïda), le
rôle d’Otello réclame aussi beaucoup de nuances et un art du cantabile. Il
demande surtout un progressif abandon de soi-même dans une défaite
programmée, celle d’un homme que détruit le démon de la jalousie au point de
lui faire oublier amour et gloire. La mise en scène Disneyland de Keith
Warner est kitsch et convenue
Ce n’est en effet pas tant la vengeance
que l’âme assoiffée d’Otello appelle de ses vœux quand il tue Desdémone que
l’anéantissement de soi. Et cela, qui mieux que Jonas Kaufmann peut
l’incarner, maître de la demi-teinte, qui creuse, dès le bienheureux « Già
nella notte » (« déjà la nuit ») des retrouvailles avec Desdémone, des
béances prémonitoires, enrobe l’aveu d’amour d’un lyrisme poignant, jusqu’à
détimbrer l’aigu final du « Venere splende » (« Vénus resplendit ») qui
emporte les amoureux vers le lit nuptial.
De même, tout au long des
quatre actes de ce grand duel avec le méphistophélique Iago, se
dressera-t-il, tour à tour blessé et menaçant, fier et terrassé, dans une
poignante mise à nu de l’âme, dont l’apogée recueillie et presque effarée
donnera à la mort de Desdémone comme l’écho éperdu d’une révélation
métaphysique – « E tu… come sei pallida ! e stansa, e muta, e bella » (« Et
toi… comme tu es pâle ! et lasse, et muette, et belle »). Belle prise de
rôle donc, malheureusement entachée par l’orchestre « zim boum boum » du
général en chef Antonio Pappano et la mise en scène Disneyland, kitsch et
convenue de Keith Warner. Un orchestre rugissant
Dommage, car la
distribution est à la hauteur des enjeux : à commencer par le très séduisant
Cassio de Frédéric Antoun, charnel et sensuel, scéniquement parfait dans son
rôle de jeune homme à qui la vie a donné tous ses suffrages. La Desdémone de
Maria Agresta n’est pas de celles qui arrachent des larmes. Mais la voix est
pleine et robuste, les aigus assurés, la technique sans faille. Elle
chantera la fameuse Chanson du saule sans ce trouble alanguissement de qui
consent au sacrifice, s’asseyant et se relevant soudain comme si sa suivante
Emilia, en train de la coiffer pour la nuit, lui tirait par intervalles les
cheveux.
L’acte IV vaut en effet son pesant de conventions. Outre un
décor ringard en noir et blanc (le sas par lequel entrera Otello, murs et
porte opposés à la pureté du lit, des lys, de la chemise de nuit de la pure
Desdémone), le meurtre se déroulera au milieu d’oreillers confortables,
tandis qu’Otello aura complètement recouvré ses origines, passé de la tenue
d’apparat de la soldatesque vénitienne au pantalon bouffant à l’orientale,
avant le grand manteau ottoman, un cimeterre à la main. Autre déception,
les chœurs, laids de sonorités et mouvants d’intonation
On attendait
une autre prise de rôle, celle du Iago de Ludovic Tézier. Las, n’ayant pu
assister à la première semaine de répétition, et ayant dû retarder un
contrôle médical de deux jours, notre baryton national a été débarqué de la
production au profit de l’Italien Marco Vratogna, déjà rompu au personnage.
Impossible de ne pas regretter – et foin du chauvinisme –, en entendant ce
chant certes scélératement affirmé, mais souvent rugueux et assez
monolithique, le magnifique legato et l’art de la nuance dont le Français
eût certainement gratifié le rôle.
Autre déception, les chœurs,
notamment dans la scène 3 de l’acte II (avec femmes et enfants), laids de
sonorités et mouvants d’intonation. Dans la fosse, la démiurgique énergie
d’un Antonio Pappano survolté à la tête d’un orchestre rugissant aura
étouffé toute initiative de laisser s’épanouir et respirer cette musique
moirée d’angoisse existentielle, baiser mortifère du ciel avec la terrestre
finitude.
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