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Forumopera, 19 Janvier 2017 |
Par Clément Taillia |
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Wagner: Lohengrin, Paris, Opera Bastille, 18. Januar 2017
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Jonas Kaufmann, le chevalier phénix
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Pauvre Theodor Adorno, qui, dans ses Essais sur
la musique, visait expressément l'épure du Nouveau Bayreuth en insistant sur
tout ce que Lohengrin doit à son cygne : « un Lohengrin dans lequel le cygne
est remplacé par un faisceau lumineux s’attaque à ce sur quoi repose
l’ensemble de l’opéra, si bien que ce dernier devient lui-même superflu ».
S’il avait su qu’en dépit d'une prestigieuse postérité, marquée par le
Parsifal-Kabuki de Harry Kupfer avec sa Kundry transformée en geisha et le
Tristan de terre et de feu signé Peter Sellars et Bill Viola, l'esthétique
décantée et hiératique de Wieland Wagner serait renvoyée au rang de
souvenirs par des metteurs en scène attachés à une incarnation théâtrale
plus organique, il aurait sans doute été rassuré. Mais juste le temps de
s'apercevoir que ce retour de manivelle dramaturgique ne marquait pas pour
autant une réhabilitation de toute l’imagerie wagnérienne traditionnelle.
Voyez Chéreau, son Ring pétri de matérialisme historique, son Tristan
presque dynamique, comme ils ont pu transformer la compréhension d'œuvres
qu'on ne pouvait croire acceptables que nimbées de lumières bleutées, ou au
contraire encombrées de sous-bois touffus, de casques étincelants et parées
de barbes hirsutes. C'est que les opéras de Richard Wagner ne sont pas des
messes exigeant, soit les respectueux artifices d'une illustration
littérale, soit le tamis rigoureux d'un décorum elliptique. C'est que le
héros wagnérien n'a pas la pureté de l'idéal ; il a, comme chez Mozart,
comme chez Strauss, comme chez Verdi, les contours flous de l'humain.
Pas de cygne, donc, sinon par allusions, dans ce Lohengrin présenté une
première fois par Claus Guth à la Scala de Milan en 2012, et repris ces
jours-ci à l'Opéra de Paris. Et pas d'armure, pour un Lohengrin dont
l'héroïsme ne semble pas avoir de réalité ailleurs que dans l'imagination du
choeur. Apparition de dos en position fœtale, allure juvénile et démarche
sautillante, cet enfant sauvage ressemble moins au héros dont rêve Elsa
qu'au jeune frère dont les souvenirs la hantent. Pas de cygne, pas d’armure…
et pas de châteaux. Dans un intérieur d'une bourgeoisie austère, Telramund
et Ortrud règnent en maîtres – mais en maîtres de maison, lui, aristocrate
désoeuvré porté sur le cigare et la bouteille, elle marâtre tyrannique. Et
quand on quitte enfin ce cadre étouffant, au troisième acte, c'est pour
retourner sur les lieux du drame initial, dans les marécages où Elsa est
accusée d'avoir perdu son frère. Alors, pas de cygne, mais une cohérence
certaine, tirée à quatre épingles par une direction d'acteurs qui n'oublie
jamais d'être naturelle quand elle se veut révélatrice, et portée par
d’ambitieux moyens : les corps de bâtiment rappelleront aux amoureux de
Vienne le Semperdepot, et on tremble en songeant au nombre de jerricans
qu'il a fallu vider pour créer la rivière (qu'on espère chauffée...) où
Lohengrin et Elsa achèvent de se déchirer.
Pas de cygne, mais
peut-être un phénix, où Jonas Kaufmann, après quatre mois d'un retrait
forcé, réalise enfin le retour si longtemps promis et tant de fois reporté.
Le timbre, le phrasé, la diction ne trompent pas : c'est bien lui, en forme
mais prudent, qui sollicite l'aigu avec parcimonie, dose sagement la
puissance, renonce par avance aux coups d'éclat. On commence à se dire que
ce soir, le ténor cherche sans doute à rassurer, y compris lui-même, et que
les prises de risque attendront encore un peu. Et puis, vient le dernier
acte. Dans le « In fernem Land » le plus lent jamais osé, Kaufmann fait ce
que lui seul sait faire : dérouler lentement le fil d’une ligne de chant
ineffable, déployer les mille ressources du souffle, parer le discours de
nuances inouïes. Alors on saisit que ce Lohengrin refusant tout héroïsme, ce
n’était pas du confort ; Kaufmann n’est pas fragile par pusillanimité, il
est fragile par nécessité, pour rendre plus vrai que nature, et plus
touchant que jamais, ce Lohengrin-Peter Pan, enfermé dans son corps d’enfant
perdu. Au final, bien sûr, c’est un triomphe, et le chanteur, poing fermé,
savoure la victoire.
Mais les triomphes, en ce soir de première, sont
répartis : triomphe déjà pour le chœur, si sollicité dans cet opéra, et si
abouti dans le grandiose finale du deuxième acte. Triomphe aussi pour Evelyn
Helitzius, Ortrud déchaînée, à la fois machiavélique et instinctive, froide
et bouillonnante, qui ne fait qu’une bouchée de sa grande confrontation avec
Elsa et ne paraît presque pas éprouvée dans les affres de ses imprécations
finales. Si Tomasz Konieczny est sa victime, c’est alors une victime
consentante ; habitué des méchants wagnériens, le baryton utilise
intelligemment les bizarreries d’une émission hétérogène pour composer un
Telramund brutal et violent, impulsif et guerrier. Somptueux de timbre mais
pas exempt de quelques soucis d’intonations, le roi de René Pape partage
avec le héraut d’Egils Silins le louable souci de rendre présents des
personnages trop souvent négligés. Quant à Martina Serafin, elle a les
indéniables atouts d’un instrument solide et d’une diction irréprochable,
mais son Elsa, bien plus femme que jeune fille, ressemblerait presque à une
Maréchale.
Dans la fosse, Philippe Jordan montre en Lohengrin les
qualités et les défauts de son Ring : son sens de l’architecture et des
plans sonores le conduit à stratifier son orchestre plutôt qu’à l’unifier, à
produire du détail au lieu de forger une sonorité. Un Wagner dégraissé n'a
certes rien d'illégitime ; mais même sans cygne, il peut garder tout son
charme. |
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