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L'Avant-Scène Opéra |
Chantal Cazaux |
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Verdi: Don Carlos, Paris, 19. Oktober 2017
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Don Carlos, le 19/10/2017 - Opéra national de Paris, Opéra Bastille
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Stéphane Lissner a de la suite dans les
idées. Tout comme il avait programmé, en guise de première nouvelle
production lors de son arrivée à la tête de l’Opéra de Paris (automne 2015),
un Moïse et Aaron qui faisait écho à celui donné au Châtelet exactement
vingt ans auparavant, quand il le dirigeait, il brandit aujourd’hui un
événementiel Don Carlos que les lyricophiles compareront forcément à celui
qu’il produisit en 1996 en ce même Châtelet, réunissant alors Roberto
Alagna, Thomas Hampson, José van Dam, Eric Halfvarson, Karita Mattila et
Waltraud Meier sous la baguette d’Antonio Pappano et dans la mise en scène
de Luc Bondy.
Seul dans cette nouvelle production à s’approcher de la
superlative et légendaire diction d’un van Dam ou d’un Alagna : Ludovic
Tézier (Posa) – talonné par un Jonas Kaufmann (Carlos) très soigneux de son
texte, tous deux suivis par une Sonya Yoncheva (Elisabeth) honorable sur ce
point, les autres laissant le plus souvent dominer la « voyelle globale »
d’un chant mondialisé rendant le surtitrage nécessaire. Voilà pour le texte
– qui n’est pas détail, surtout dans le cas d’un des meilleurs livrets
qu’ait traités Verdi, d’une partition si rarement donnée dans sa version
originale française… et qui l’est à Paris.
Pour la musique, l’on
s’incline évidemment : aux trois interprètes déjà cités, ajoutez Ildar
Abdrazakov (Philippe II), Elina Garanca (Eboli) et Dmitry Belosselskiy (le
Grand Inquisiteur), et vous obtenez un plateau qui s’approche de ce que le
cosmos lyrique actuel peut offrir de mieux en terme de voix, chacun dans sa
partie. A l’opposé de la juvénilité solaire d’Alagna, Kaufmann poursuit dans
la lignée des héros torturés voire maladifs que les mises en scène actuelles
l’aident à dessiner – c’est le cas ici aussi, où l’acte de Fontainebleau
perd toute lumière et fraîcheur en étant transformé en flash-back désespéré,
déjà engoncé dans un huis-clos asphyxiant : l’acteur est captivant et le
ténor se donne généreusement en ce soir de quatrième représentation, Carlos
instable et instinctif, faible mais impulsif, perdu de trop de deuils,
interprète dans la lignée de son chant sombré et châtié et au meilleur de
celui-ci, radiant malgré l’ombre, puissant malgré la faille intérieure. Son
alliance vocale et musicale avec le Posa de Ludovic Tézier est miraculeuse –
timbres fraternels et musicalités gémellaires. Moins animal et ambivalent
que Hampson, Tézier est néanmoins plus verdien, vous clouant sur place d’une
longueur de souffle (un art que maîtrise aussi Abdrazakov), de son chant en
ronde-bosse marmoréenne, de son timbre au métal inentamé. Si ces plaisirs
vocaux sont aussi l’apanage du Russe (très stylé « Elle ne m’aime pas »),
force est d’avouer que son Philippe II convainc moins, faute d’impressionner
(la présence manque de grandeur et de menace intérieures) ou d’émouvoir
(trop humain dès le départ) ; faute aussi, tout simplement, de pouvoir
incarner vraiment le père d’un Kaufmann bientôt quinquagénaire (quoique
fringant) du haut de ses 41 ans que ne vient compenser aucun maquillage. La
pyramide sinon des âges, du moins des autorités, culmine avec un
Belosselskiy portant beau une voix idéale d’ampleur, de longueur et
d’autorité pour le Grand Inquisiteur – on ne pardonnera pas à la mise en
scène de lui réserver une entrée de mafieux en costume croisé qui fait
sourire la salle plutôt qu’elle ne l’impressionne : l’ombre d’Halfvarson, se
mouvant chez Bondy en reptile sans visage, et le frisson de terreur qu’il
produisait ne sont certes pas détrônés, d’autant que le duo-duel avec
Philippe II est ici gagné d’avance et nous prive de cette montée de tension
insoutenable, jusqu’au point-limite, que la partition a prévue entre ces
deux « maîtres du monde ». Idéalement distribuées sont l’Elisabeth de
Yoncheva et l’Eboli de Garanca (renversant la très cinématographique
polarité « blonde/brune » de Mattila/Meier). La première déploie un timbre à
la plastique souple et opulente, aisée jusque dans des graves ombrés sans
écrasement et des aigus sans la moindre raideur ; tout au plus aimerait-on
de la fragilité parfois, des allégements nuancés pour affiner et rendre plus
sensible son portrait de la jeune exilée de cœur et de cour. La seconde, que
la mise en scène nous présente en escrimeuse dominatrice et un rien saphique
(vu la beauté nordique de l’interprète, on ne peut s’empêcher de penser à
Rosamund Pyke dans Meurs un autre jour !), met Bastille à ses pieds : le
timbre moiré, sa profondeur de champ, du bas-médium rond et chaud à l’aigu
dardé en arme fatale, son chant raffiné (on a rarement entendu Chanson du
Voile aussi respectueuse de la partition et en même temps aussi inventive,
jouant avec le fiorito mi-belcantiste, mi-inspiré d’une Espagne orientaliste
que Verdi se prend à rêver) et son jeu incarné imposent avec fulgurance son
Eboli. Chapeau bas.
Sur eux comme sur les impeccables rôles
secondaires – du Moine éloquent de Krzysztof Baczyk au Thibault de luxe
d’Eve-Maud Hubeaux (bientôt Eboli à Lyon…) en passant par le Comte de Lerme
stylé de Julien Dran – ou sur les Chœurs aussi remarquables musicalement que
délaissés par la mise en scène (tantôt foule compacte et immobile, tantôt
coincés dans des gradins), la direction de Philippe Jordan parvient à mêler
le drame et la poésie : les tempi sont souvent assez allants mais le chef
aménage des silences en abîmes soudains ; il soigne surtout l’incisivité, la
tonicité et jusqu’à la puissance d’une partition toujours tenue par les
rênes d’un hiératisme jamais débridé.
A ce tableau musicalement
glorieux s’adosse, hélas, un bilan théâtralement terne. Pour qui a pu, comme
nous, trouver parfois de grands bonheurs aux propositions de Krzysztof
Warlikowski, la déception est de taille. Non tant à cause de l’évacuation a
priori du Siècle d’or espagnol – qui ne subsiste que dans les éclairages
tranchants ou flamboyants de Felice Ross, lesquels recréent à eux seuls
moucharabiehs ou cuirs de Cordoue à partir de grilles d’acier ou de panneaux
de bois –, mais parce que la vision du Polonais affadit Don Carlos plus
qu’elle ne l’éclaire, voire le dessert parfois. Cet acte de Fontainebleau
revécu en flash-back, qui installe d’emblée le héros aux confins abîmés de
son drame personnel, nous prive du choc primitif qui fait tout le sel de la
version française : ce couperet qui tranche net entre coup de foudre
rousseauiste (I) et chape de plomb de la cour espagnole (II-V). Si les
décors de Malgorzata Szczesniak, froids et sophistiqués comme à l’habitude,
peuvent servir cette dernière, ses costumes années cinquante nous
(dés)orientent vers un royaume d’opérette, où les total-looks « Queen Mum »
(pour les femmes, dont les tenues acidulées, avec bibi assorti, donnent à
l’autodafé un surprenant côté British), les uniformes militaires à dorures
et casquettes rétro (pour les hommes) et les laquais en livrée (figurants
qui, bizarrement, sont tous d’origine asiatique, sans que l’on comprenne le
sens du message) composent un univers plus cocasse que véritablement
effrayant. La direction d’acteurs est heureusement plus convaincante et,
talent des interprètes aidant, parvient à transcender cette scénographie
pour le moins aléatoire. Dommage que, pour fêter les 150 ans de l’ouvrage
(créé en 1867), l’Opéra de Paris n’ait pas choisi avec la même prescience
metteur en scène et interprètes.
Eux sont au sommet, et c’est ce que
l’on retiendra d’une production qui constitue l’une des plus belles soirées
vocales et verdiennes que l’on ait vécues, à Paris ou ailleurs.
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