Le Monde, 12.10.2017
Par Marie-Aude Roux
 
 
Verdi: Don Carlos, Paris, 10. Oktober 2017
 
Pas de sacre pour « Don Carlos » à l’Opéra Bastille
Malgré la direction éclairée de Philippe Jordan, la nouvelle production du chef-d’œuvre de Verdi déçoit.

Pas de grands soirs de première à l’Opéra de Paris sans bronca : ainsi pour Don Carlos, de Verdi, production la plus attendue de la saison, accueillie par une huée générale aux saluts du metteur en scène ce 10 octobre. Une flambée d’indignation qui sera sans doute oubliée dès la deuxième représentation. Pas sûr en effet que les raisons de la colère soient si aisément discernables tant le travail de Krzysztof Warlikowski, sorte de vaste « vanité » scénique, touche à la vacuité. Comme si le Polonais avait refusé l’obstacle. Succession de tableaux austères, direction d’acteurs d’un minimalisme de convention, épuration de toute grandeur ou folie : quid du Warlikowski de l’Iphigénie en Tauride, de Gluck, qui mettait le feu à Garnier en 2006 et valut à Gerard Mortier le fameux « Mortier au bûcher », que l’ancien directeur de l’Opéra de Paris, hélas disparu en 2014, ne pardonna pas aux Français ? A l’époque, le scandale s’avérait salutaire. Il est ici statutaire.

titanesque où s’affrontent déraison du cœur et raison d’Etat, prépotence religieuse et hégémonie séculière, despotisme et libéralisme, la question fondamentale de Don Carlos est celle du pouvoir. Un opéra politique d’une noirceur sépulcrale que porte notamment Don Carlo, version italienne resserrée en quatre actes (la plus fréquente au répertoire), dépourvue de l’acte du prologue à Fontainebleau qui figure dans la partition originale en français présentée ici par l’Opéra de Paris sans les coupures opérées in extremis par Verdi pour l’introduction d’un ballet, joyau de l’opéra à la française. C’est cette vision nihiliste que rejoint Warlikowski : en transformant l’acte de Fontainebleau en réminiscence d’un passé traumatique – spoliation amoureuse d’un fils par le père –, Warlikowski dissout le paradis des amours enfantines entre l’infant d’Espagne et la fille d’Henri II de Valois pour faire de Carlos un suicidé en puissance, absous par avance de toute tentative rebelle. Un être inconsistant. Un mort-vivant.

Soprano voluptueux
Le décor monumental de Malgorzata Szczesniak, décorum de la froideur, en appelle aux bois sombres de l’Escurial, que mouchettent par instants de belles lumières de moucharabiehs mauresques. Un système de boîtes métalliques fluent et refluent sur le plateau – salles d’escrime, cinéma privé, cellule de prison – dont l’exiguïté claustrophobique mime l’espace psychique des solitudes. Mê¬me la mémoire semble se figer et se perdre dans les zébrures en noir et blanc d’une pellicule sans images, où surgissent çà et là les portraits en gros plans d’un cinéma muet : le visage à la fois rajeuni et convulsif de Jonas Kaufmann, un revolver contre la tempe, Don Carlos impuissant à vivre comme à mourir.

Jonas Kaufmann incarne depuis dix ans le rôle-titre de Don Carlo. La prise du rôle en français constitue pour lui un défi de taille, qu’il relève à sa manière de poète, se profilant dans l’ombre introspective d’un Hamlet. Mais que dire de l’acte I au registre tendu et exposé, où le ténor allemand semble chanter sur des œufs, détimbrant prudemment certains aigus de pleine voix, projetant un cran au-dessous de Sonya Yoncheva, dont le soprano voluptueux campe une Elisabeth de Valois au prime abord aussi mutine que sensuelle. Reine des cœurs éprise de raison, la cantatrice bulgare soulèvera l’admiration dans la grande oraison finale du « Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde », avant de se suicider au poison, telle une Bovary.

Grandeur, tendresse, humani¬té : dans ce rôle dont il possède tous les secrets, le Rodrigue héroïque et sacrificiel de Ludovic Tézier est tout simplement idéal. Il ne laisse d’ailleurs pas insensible le Philippe II d’Ildar Abdrazakov, dont la ligne de chant, noble et poignante convainc dans le fameux « Elle ne m’aime pas », mais passe moins dans le duel de titans qui l’oppose au Grand Inquisiteur de Dmitry Belosselskiy, sorte de chef mafieux en lunettes noires, à la pugnacité quasi perverse. Magique Elina Garanca ! L’enthousiasme soulevé par la princesse Eboli ne faiblira pas, de la fameuse Chanson du voile en tenue d’escrimeuse noire, cigarette au bec, tendances saphiques affichées, au vertigineux O don fatal, chanté avec une maestria et un luxe étourdissants de nuances, d’intentions, de couleurs.

Des chœurs en verve et un orchestre en grande forme sous la direction « à la française » de Philippe Jordan (qui pourra encore gagner en souplesse et en abandon) auront, quatre heures durant, rendu pleine justice à cette musique magistrale – un « travail à crever un bœuf » – que Verdi offrit à Paris, il y a juste cent cinquante ans, pour l’Exposition universelle de 1867.






 
 
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