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Olyrix, le 27/03/2017 |
Par Damien Dutilleul |
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Giordano: Andrea Chenier, konzertant, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, 26. März 2017
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Andrea Chénier au TCE : deux têtes couronnées !
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C’est un vrai triomphe, aussi
bruyant qu’attendu, qui a accueilli Jonas Kaufmann et Anja Harteros à
l’issue de la version concertante d’Andrea Chénier donnée au Théâtre des
Champs-Élysées. |
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Le concert était complet depuis le mois
de juin dernier, avant même l’ouverture des réservations individuelles.
C’est donc devant une salle comble que se présentait la troupe de l’Opéra
d’État de Bavière (où l’ouvrage est actuellement donné mis en scène -voir
les photos ci-dessous) pour une version de concert du rare Andrea Chénier
d’Umberto Giordano. Pour l’occasion, l’Orchestre de la maison munichoise est
dirigé par le jeune Omer Meir Wellber. Ce dernier mène ses musiciens avec
fougue, dans un style proche de celui d’un skieur dans une course de slalom,
lançant ses bras loin de chaque côté, les jambes serrées et fléchies
marquant les virages dans un déhanché marqué. Les instrumentistes réagissent
au quart de tour (et sans faute de carre), avec un haut niveau de précision.
Ce souci d’exactitude se perçoit chez les percussionnistes où le même doigté
(ordre dans lequel chaque main est utilisée) rythme les roulements de grosse
caisse et de timbale, au même tempo, donnant à voir au spectateur attentif
un véritable ballet synchronisé. Offrant une grande palette de couleurs,
l’ensemble se fait tonitruant pour marquer un effet de foule, dansant lors
de la gavotte de l'acte I, puis montre sa subtilité à l’issue du grand
quatuor de l’acte II, avant de devenir aussitôt après sombre et inquiétant,
faisant ressortir le grave des contrebasses et les roulements d’une
caisse-claire martiale.
Bien sûr, l’attraction de la soirée était à
l’avant-scène, en queue de pie noir, chemise et nœud papillon blancs.
L’occasion pour Jonas Kaufmann de montrer, quelques semaines après son
Lohengrin à Bastille (lire ici notre compte-rendu), qu’il n’a rien perdu de
sa voix. À l’acte I, il apparaît sur scène, durant la fête donnée par la
Comtesse de Coigny, presqu’en catimini, faisant le pied de grue près du
montant de la cage de scène, s’amusant du fait que personne ne semble
s’intéresser à lui. Puis, dans un silence de cathédrale, il déclame enfin
ses premiers mots. Son timbre à la fois suave et corsé, couvert mais
puissant, clair et coloré, résonne dans des graves qui feraient pâlir
d’envie un baryton. Ses aigus veloutés et intenses montrent l’étendue d’une
technique vocale hors du commun, servie par un souffle inépuisable. Même
lorsque, par moment, la voix déraille légèrement, c’est qu’elle plie sous le
trop plein d’émotions portées par le personnage : jamais le ténor ne semble
perdre la maîtrise de son instrument. Pas même lorsque l’orchestre tonne
dans son dos et qu’il lui faut afficher sa vigueur souveraine, balançant
légèrement son poids d’un pied à l’autre dans un aigu final concluant son
dernier air. Plus tôt, dès la fin de son premier duo avec Anja Harteros,
minutes exquises à défaut des heures qu’ils y évoquent, la représentation
est interrompue par les longs bravi émanant de la salle. Les deux artistes
restent lovés dans les bras l’un de l’autre jusqu’à ce que le silence
revienne.
Car la soprano n’est pas en reste : c’est d’ailleurs elle
qui porte la responsabilité de l’interprétation du véritable tube de
l’opéra, La mamma morta, immortalisé par Maria Callas et le film
Philadelphia. Cet air est pris dans un tempo lent, en renforçant la
mélancolie. La voix moirée rondement vibrée d’Harteros se fait le reflet de
la gravité du propos, renforcée par le murmure des timbales roulant en
arrière-plan. Puis le chef étend ses bras pour un crescendo dantesque,
faisant courir un frisson dans la salle, pour s’achever dans un aigu
déchirant. L’orchestre repart aussitôt avec flamme. Lorsque l’acmé de l’Air
se présente, la soprano lance à la fois sa vie et sa voix aux cieux dans une
note finale admirablement tenue, imitée, peu après un court silence
religieux, par un public fou de joie et d’admiration, mesurant sa chance
d’avoir vécu un tel moment musical. Les applaudissements semblent durer une
éternité avant que les spectateurs aient enfin déchargé la tension accumulée
par ces intenses minutes. Alors seulement, Harteros peut reprendre : il
reste un acte et demi et la tension se maintient ainsi jusqu’au bout.
Dans le rôle de Gérard, Luca Salsi ne détonne pas. Légèrement malade (il
se retourne régulièrement pour tousser ou se dégager les sinus en se pinçant
le nez), il n’en présente pas moins une voix bien centrée et un phrasé
autoritaire. Si les premiers graves du puissant baryton à la « robuste
constitution » (comme se décrit son personnage) s’avèrent difficiles, ses
médiums sont éclatants et il délivre de beaux aigus poitrinés et
délicatement couverts. Libéré des contraintes du pupitre, puisque les
chanteurs n’ont pas ici de partition, il apporte du mouvement, occupant
l’espace et interagissant admirablement avec ses partenaires. Visage humain
de la révolution, son personnage est balancé entre la jalousie, l’honneur,
la compassion et l’amour. A la fois méchant (c’est lui qui signe l’arrêt de
mort de Chénier) et héros admirable (il tente ensuite de le sauver par tout
moyen après avoir constaté la puissance de l’amour que Madeleine lui porte),
il joue à merveille cette large palette d’émotions : ses attaques, tantôt
tonnantes et tantôt prononcées à mi-voix sont un modèle d’interprétation.
Pas moins de onze autres solistes gravitent autour de ces trois têtes
d’affiche. J’Nai Bridges met sa voix profonde et voluptueuse au service du
personnage de Bersi. Doris Soffel chante une Comtesse à la voix tirée et
survibrée, mais à l’impeccable cynisme insouciant, vantant comment elle
change de robe pour faire la charité, afin de ne point écraser les miséreux
qu’elle rencontre sous son éclatante richesse : délicate intention ! Elena
Zilio est une émouvante Madelon, offrant son fils à la révolution. Ses aigus
sont serrés, mais ses graves sont poignants et profonds. La note finale de
son air est déchirante, portée par un souffle long. Tim Kuypers campe un
Mathieu diabolique au timbre sombre, le sang semblant lui passer dans les
yeux. Enfin, Kevin Conners est un « Incroyable » espion, terrifiant tant son
sourire mauvais annonce dès sa première apparition la fin tragique des
héros. Son timbre, qu’il n’altère pas comme le font certains interprètes du
rôle, est clair et beau.
Après une scène du jugement d’une incroyable
intensité, dans laquelle l’orchestre, le chœur et les cinq solistes
impliqués offrent toute leur puissance conjuguée, le duo final exalte une
dernière fois le public. En transe, ce dernier s’époumone, semblant vouloir
montrer aux interprètes qu’il peut rivaliser avec leur puissance vocale. Les
bravi résonnent jusqu’à l’épuisement. Les spectateurs garderont probablement
longtemps le souvenir de cette soirée exceptionnelle.
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