Concert Classic
François LESUEUR
 
Mahler: Das Lied von der Erde, Paris, TCE, 23. Juni 2016
 
Deux en un
Daniele Gatti devait être aux commandes de cet ultime concert de la saison du Théâtre des Champs-Elysées, mais quelques jours après ses adieux à l’Orchestre National de Radio France (1), le maestro italien a laissé sa place à Jonathan Nott. Débuté par une exemplaire Ouverture de Coriolan, fougueuse et parsemée de détails rythmiques soulignés avec finesse par les timbres boisés du Philharmonique de Vienne, l’Orchestre donnait la pleine mesure de ses capiteuses sonorités et de sa légendaire ampleur dans Mort et transfiguration de Strauss. Jouant avec la matière, aiguisant les contrastes et les couleurs, le chef britannique a su maîtriser la progression dramatique de la partition et libérer progressivement les forces de sa phalange, selon une rigoureuse et implacable gradation.

La seconde partie, réservée à Mahler, était très attendue, puisqu’elle permettait d’entendre le célèbre cycle Das Lied von der Erde interprété par une seule voix, en l’occurrence celle du ténor-star Jonas Kaufmann. Alors que celui-ci s’apprête à aborder les Quatre derniers lieder de Strauss (dont l’exécution est prévue à l’issue d’une résidence au Barbican Center de Londres, en février 2017), composés pour soprano solo, le musicien a tenu à affronter cette œuvre-phare du répertoire, écrite pour deux voix distinctes (ténor/alto ou ténor/baryton) sur des poèmes de Hans Bethge, traduits ou adaptés du chinois et créée en 1911.

Le timbre aux reflets cuivrés, le débit fluide et précis, l’intelligence du texte et la musicalité sont assurément là : comme toujours on sent dès les premières phrases qu’il ne s’agit pas d’un caprice, mais que le ténor a choisi cette partition parce qu’il la ressent très intimement et qu’il a eu besoin d’en pénétrer les arcanes avec méticulosité. Chevaleresque, la « Chanson à boire » introductive, ponctuée d’aigus vigoureux plonge l’auditeur dans une ivresse vocale insolente (Wunderlich et Vickers ne sont jamais loin). Pourtant, si le chanteur vient à bout du cycle - ce qui est déjà un exploit - malgré quelques notes écrasées dans le 4ème poème « Von der Schönheit », plus aisé dans la bouche d’une mezzo, le vaste format binaire qui constitue un panorama symbolique de la vie et de la mort voulu par Mahler à partir des textes de Bethge, n’est pas totalement rendu. L’aisance de Jonas Kaufmann, son art du contraste, son phrasé altier et ses nuances sont bien au rendez-vous, mais la difficulté de l’exercice qui l’oblige à lutter parfois contre la puissance de l’orchestre et sa durée (une heure), ont tout de même altéré sa résistance.

Après les réflexions introspectives, automnales et apolliniennes sur le souvenir passager de l’éveil érotique « Der Einsame im Herbst », le bavardage insouciant du jeune homme maniéré « Von der Jugend », la mélancolie de la jeunesse « Von der Schönheit » et enfin l’enivrement des fêtes de Dionysos « Der Trunkene im Frühling », le moment du départ « Der Abschied », devrait parvenir à dissiper les tensions polarisées par tout ce qui a précédé. Or, la division du matériel vocal, masculin/féminin n’ayant pas eu lieu, la voix quelque peu éprouvée du ténor, malgré toute sa beauté et son magnétisme, a fini par être absorbée par la musique ; à trop vouloir privilégier les instruments au détriment de l’invité d’honneur, le chef n’a pas offert le meilleur soutien au ténor, ce dernier très concentré, soucieux de conclure la partition et de tenir sur un filament de voix les fameux « Ewig » ne parvenant pas à nous bouleverser comme avant lui une Christa Ludwig (avec Klemperer en 1966), ou une Nan Merrimann (avec Jochum en 1963), totalement irréelles et suspendues entre ciel et terre.

Un autre chef que Nott à la tête d’une telle formation, aurait sans doute veillé à concilier cet équilibre et à accompagner ce soliste d’exception dans sa paisible extase lumineuse : gageons que l’enregistrement de studio prévu chez Sony le permettra.






 
 
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