Opéra magazine, septembre 2014
Emmanuelle GIULIANI
 
Puccini: Manon Lescaut, Royal Opera House London, June 17, 2014
 
Manon Lescaut
Dira-t-on jamais assez l'immense chance que nous avons, nous les mélomanes des années 2010, de pouvoir suivre le parcours d'un tel artiste?
 
Sauver Manon. Telle est la mission que s'impose à lui-même le Chevalier des Grieux, amoureux dès le premier regard. À l'acte I. la sauver du couvent ; à l'acte II, de la lubricité d'un riche vieillard ; à l'acte III, de l'exil vers l'Amérique réservé aux «filles perdues» ; à l'acte IV, de la mort. Dans cette nouvelle production — très attendue —de Manon Lescaut (la première au Covent Garden depuis plus de trente ans !), le Chevalier possédé par une passion fiévreuse qui le grandit et l'avilit à la fois, est incarné par Jonas Kaufmann. Une prise de rôle glorieuse. Dira-t-on jamais assez l'immense chance que nous avons, nous mélomanes des années 2010, de pouvoir suivre le parcours d'un tel artiste ? Son Des Grieux est — comme son Werther, son Lohengrin, son Parsifal, son Don Carlo... — de ceux qui marquent l'histoire et laissent dans les mémoires (et les cœurs) une trace de feu.

Lecteur désabusé de L'Étranger de Camus (en édition de poche !), voici un jeune homme qu'un coup de foudre révèle à lui-même, pour son plus grand malheur. Comédien jusqu'au bout des doigts, onas Kaufmann accompagne cette descente aux enfers de couleurs vocales inouïes. On ne sait s'il faut admirer davantage ses aigus frappant droit, telles des flèches au centre de la cible, ou ces demi-teintes brumeuses et mélancoliques qui n'appartiennent qu'à lui.

Chez le ténor allemand, les lignes sont infinies —quand respire-t-il au juste ? — et l'intelligence du texte laisse pantois. Écoutons-le à l'acte II : subjugué une fois encore par la trop belle Manon, Des Grieux lance à deux reprises un vibrant « 0 tentatrice !» ; mais un monde d'émotions et de sensations sépare les deux injonctions. Un exemple parmi tant d'autres... Admirée pour sa plastique de mannequin, mais souvent critiquée pour ses prestations vocales, Kristine Opolais prend ici une fière revanche sur ses détracteurs. Certes, sa Manon ne possède pas l'aura incomparable de son Chevalier. Le medium et le grave sonnent un peu creux, contraignant l'auditeur à tendre l'oreille Mais, dès le haut médium, les nuages s'estompent et la soprano lettone assume sa partie avec bravoure On attend (trop ?) Manon dans ses deux airs : Kristine Opolais est au rendez-vous Elle livre notamment un acte IV, entre révolte et déploration, des plus convaincants. Mais c'est aussi dans les ensembles que l'on juge de son charisme et son intégrite musicale : l'artiste trouve de superbes nuances, dessinant la psychologie versatile d'une femme victime d'elle-même. Son attirance pour Des Grieux et son goût de la vie facile luttent, à armes inégales, en direct sous nos yeux.

À l'exception de Nadezhda Karyazina, dont le mezzo de velours caresse le merveilleux «Madrigal» de l'acte II, le reste du plateau n'atteint pas l'Olympe des deux protagonistes. Christopher Maltman est un Lescaut bravache, à la voix monocorde. Plus assure, le Geronte au look de «parrain» de Maurizio Muraro reste neanmoins assez conventionnel, tandis que Benjamin Hulett, Edmondo au timbre un brin acide mais à la présence enjouée, ne démérite ni n'eblouit Les comprimari, eux, sont tout a fait honorables.

La lecture généreuse en décibels d'Antonio Pappano n'aide guère les chanteurs à s'épanouir. Loin d'être toujours parfait (alto en mal de justesse dans le somptueux Intermezzo, attaques de cuivres floues ..), l'orchestre maison sonne avec violence. Les choeurs n'évitent pas les décalages, mais on savoure leur belle énergie Vive, dynamique, la baguette du directeur musical du Covent Garden privilégie, à raison, le drame et son crescendo tragique — mais trop souvent, hélas, au détriment du raffinement d'une partition qui balance entre épanchements lyriques et scintillements délicatement songeurs.

Une vision «à la hache », à l'unisson de la mise en scène de Jonathan Kent qui — et c'est un euphémisme — ne fait pas dans la dentelle ! Exposer la gorge sensuelle et les jambes interminables de Kristine Opolais, affublée d'une tenue froufroutante extra-courte, semble l'un de ses objectifs majeurs. Arrachée au siècle de l'abbé Prévost, sa Manon séduit, trahit et meurt au présent, dans un univers débarrassé de toute langueur Ancien Régime. Au lever de rideau, un hôtel du type «Formule 1 » — en lieu et place de l'auberge amiénoise où fait halte le coche d'Arras — voisine étrangement avec une luxueuse salle de jeux ; au finale, l'héroïne rend le dernier soupir sur une bretelle d'autoroute dévastée, en guise de piste désertique...

On saura tout de même gré à Jonathan Kent d'une direction d'acteurs animée et crédible, notamment dans la voluptueuse scène d'amour entre Manon et Des Grieux à l'acte II, en dépit de quelques contorsions et autres vols planés flirtant avec le comique... Telle une starlette de télé-réalité (tendance luxure) vite promue et vite oubliée, Manon est ainsi traquée par les caméras, au faîte de sa splendeur comme aux heures désolantes de sa déchéance. Des Grieux obtient de la suivre dans le Nouveau Monde grâce au vote du public (!), qui reluque les malheureuses candidates à la déportation d'un oeil égrillard. L'« actualité» de Manon Lescaut avait-elle besoin d'être ainsi surlignée d'un trait grossier ?










 
 
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