Forum Opera, 11 Octobre 2019
Par Thierry Verger
 
Une pierre de plus à l'édifice
 
Jonas Kaufmann continue patiemment d’assembler les mille et une facettes du répertoire qui fera sa légende. On l’a déjà entendu là où on l’attendait, sa discographie riche d’une trentaine d’opus (sans compter les pirates) en atteste ; on l’a aussi entendu là où finalement on savait qu’on l’entendrait, à savoir dans un répertoire plus léger. Après You meant the world to me en 2014, le voici qui revient à l’opérette viennoise. Pourquoi pas, se dit-on, un brin sur la retenue, car Kaufmann n’a guère chanté les rôles qu’il grave aujourd’hui, mais après tout il a incarné Eisenstein de Fledermaus en version concertante à Dresde en 2018, et bien avant cela Caramello de Eine Nacht in Venedig à Ratisbonne qui fut sa première production professionnelle au début des années 90.

Alors donc, il n’y a pas à rechercher la légitimité qu’aurait Kaufmann à se lancer dans ce répertoire d’opérette qu’on a trop vite remisé en bas de la pile des chefs d’œuvre lyriques, il y a plutôt à scruter comment notre jeune quinqua se sort des mille et un pièges de l’exercice.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit, l’opérette peut être une véritable planche savonnée, surtout pour ceux qui s’y exposent rarement. Risque de trop en faire plutôt que pas assez, risque d’être lourd, besogneux, de porter ses pas d’éléphant là où seul le chat tigré a droit de cité, risque d’être incapable de virevolter au-dessus des notes, de masquer la difficulté. Avec, en plus, pour l’exercice en question, la problématique de la langue, du dialecte viennois. Car ne parle pas et a fortiori ne chante pas viennois qui veut, et n’importe quel germanophone n’empruntera le wienerisch qu'à ses risques et périls. On pénètre là une chasse gardée et quiconque s’introduit sans prendre gare risque la catastrophe, c’est-à-dire le ridicule.

Commençons donc par cela. Dans le maniement du dialecte, Jonas Kaufmann est d’une prudence de sioux. Il ne se lance vraiment que dans quelques morceaux (« Wien, du Stadt meiner Träume », « Draussen in Severing blüht schon der Flieder » et surtout un enthousiasmant « Ich muss einmal wieder in Grinzing sein ») mais le fait à propos et à chaque fois le ton est juste. L’album se conclut par un irrésistible « Der Tod das muss ein Wiener sein » de Georg Kreisler, accompagné du seul piano de Michael Rot qui nous laisse pleinement déguster ces refrains au goût sucré de Kaiserschmarren, où Kaufmann brille comme les étoiles du Prater, et nous ferait presque oublier les Rudolf Schock, Nicolai Gedda ou Fritz Wunderlich que l’on a immanquablement à l’oreille. Kaufmann ne recherche pas l'artifice, il se contente de viser l'authenticité et, de ce point de vue-là la partition est on ne peut plus maîtrisée.

On aurait toutefois aimé ces accents danubiens dans d’autres pièces, par exemple dans le trop court « Lippen schweigen » de Lustige Witwe où le haut-allemand décidément ne sied pas. C’est sans doute que Jonas Kaufmann a voulu s'accorder dans ce duo à sa partenaire, la soprano américaine Rachel Willis-Sørensen (qu’on entendra cette saison en Comtesse et Dona Anna à Bordeaux), dont la diction de l’allemand force certes le respect mais ne pouvait à l'évidence franchir un pas linguistique supplémentaire.

L’album s’intitule Wien et on aura tous compris de quelle Vienne il s’agit. Non pas celle de Hugo von Hofmannstahl et de Richard Strauss, mais plutôt celle de Camillo Walzel et de Johann Strauss, moins la Vienne fin de siècle et nostalgique de son propre passé, nostalgique d'elle-même en réalité, du Rosenkavalier, que la Vienne figée dans son passé et centrée sur soi et ses propres plaisirs de Fledermaus. La Vienne de « l’amour, toujours l’amour », «Wien, Wien, nur du allein », le rêve, la valse et la fête.

Le programme proposé est composite. On saura gré à Jonas Kaufmann de ne pas s’être cantonné aux scies habituelles et d’avoir fait la part belle à des compositeurs viennois qu’on a plaisir à découvrir comme Jaromin Weinberger. Tout ne se vaut pas et l’on sent Kaufmann moins motivé par Es wird im Leben dir mehr genommen als gegeben que par Wiener Blut et on le comprend.

Pour le reste, Kaufmann ne se met jamais en difficulté ni ne force le trait. Le ton est juste, parfois retenu à l’excès (la peur d’en faire trop justement ?) ; et le plaisir redouble quand il lâche les rênes (Schenkt man sich Rosen in Tirol). La voix est alors au zénith, superbe, avec toujours cette part d’ombre qui ne dépare pas dans ce répertoire. Faudrait-il ne rien dire des Wiener Philharmoniker sous la conduite d'Ádám Fischer ? Ils savent parfaitement se faire discrets et mettre les voix en avant. Le crin des archets semble toujours de soie, c’est en tout point enthousiasmant et on ne se lasse pas de cette perfection, distillée au compte-gouttes.

Avant d’être Sigmund à Bastille au printemps prochain, Kaufmann va partir défendre ce répertoire (« My Vienna ») en Europe et notamment à Paris. Pouvait-on rêver meilleur ambassadeur ?






 
 






 
 
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