Le Temps, 5 avril 2013
Julian Sykes
 
 
Une «Walkyrie» rédimée par ses voix
Le chef ossète Valery Gergiev a réuni une distribution de haut vol pour son enregistrement de l’opéra de Wagner. Hélas, sa direction d’orchestre pèche par manque d’adrénaline

Qu’est-il arrivé à Valery Gergiev? Le chef ossète, mèche rebelle, a longtemps été l’incarnation du démiurge en musique. Or ce qui frappe, dans son nouvel enregistrement de La Walkyrie de Wagner, c’est un certain manque d’adrénaline. Gergiev refuse toute effusion comme s’il voulait apporter une note sourde au drame qu’il baigne dans une noirceur brumeuse. Résultat: une lecture insuffisamment théâtrale, rédimée par des voix d’exception, comme Jonas Kaufmann en Siegmund et Nina Stemme en Brünnhilde.

A eux seuls, les deux chanteurs – parvenus au sommet de leur art – valent l’acquisition de cette Walkyrie. Il y a d’abord le timbre cuivré de Jonas Kaufmann, comparable à celui d’un Ramón Vinay, qui sculpte ses phrases avec un très beau sens de la ligne. On imagine que s’il s’agissait d’une captation live (l’enregistrement de Gergiev a été réalisé en trois phases), le ténor serait plus spontané et fébrile encore. Il n’empêche que le matériau vocal est superbe. On se laisse porter par son sens du récit, riche en nuances, même si l’orchestre ne lui apporte pas le soutien rêvé au premier acte. Le ténor allemand prend d’ailleurs plus de risques dans son récent récital Wagner paru chez Decca, décochant des «Wälse» d’une longueur incommensurable, presque excessive, mais électrisants.

Nina Stemme est l’une des rares aujourd’hui à posséder les aigus – et l’envergure! – pour Brünnhilde. Les fameux cris de la cavalière et fille de Wotan, «Hojotoho!», ont l’éclat attendu. Mais c’est surtout dans la caractérisation psychologique d’une guerrière vaillante, osant contredire son père, qu’elle se montre si habitée. Le dialogue avec Wotan au dernier acte, servi par un René Pape enfin concerné, émeut pour la complexité des émotions. Gergiev y est d’ailleurs plus inspiré.

Si Eva-Maria Westbroek semblait une Sieglinde idéale, la soprano allemande Anja Kampe ne démérite pas. Elle compense une voix un rien tendue et affligée d’un vibrato dans les passages exposés par la sincérité du personnage. La Fricka d’Ekaterina Gubanova a l’assise noble d’une déesse bien décidée à contrecarrer les plans de son fourbe de mari (Wotan). René Pape endosse ce rôle écrasant (Wotan, donc) avec les limites qui sont les siennes. La voix, laquelle convient mieux à Gurnemanz, n’a pas la noirceur abyssale (et si émouvante!) d’un Hans Hotter ni l’abattage d’un Theo Adam. La basse connaît des baisses de régime avec une voix un peu éteinte (monologue au deuxième acte) et ses talents de diseur ne suffisent pas à compenser les tensions vocales dans l’aigu. Oui, le dieu Wotan est éprouvé, comme le suggère le livret. Pape parvient à faire ressortir toute son humanité, une humanité blessée, au dernier acte: les «Adieux de Wotan» sont très éloquents, sur un mode introspectif (délicat écrin de l’orchestre).

Il reste à se satisfaire des cuivres bien «tchaïkovskiens» de Gergiev. Curieuse conception de Wagner loin d’un Keilberth ou d’un Böhm (des enregistrements live à Bayreuth, ce qui n’est pas entièrement comparable) ou d’un Solti en studio. Certains passages sont nimbés de mystère, avec des cordes embrumées et mordorées, mais la tension fébrile n’est pas au rendez-vous.




 
 






 
 
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