ClassiqueInfoDisque, 29 décembre 2010
par Jean Lefranck
Verismo ? Mon oeil !
Quatrième récital présenté par Jonas Kaufmann chez Decca, ce nouveau titre mérite encore une fois toute notre attention. Dès son premier récital, Romantic arias, le jeune ténor allemand avait voulu embrasser tout le répertoire de ténor avec plus ou moins de capacité à convaincre la critique et le public. Puis son enregistrement des rôles de Heldentenors a fait baisser les armes devant une implication vocale et textuelle hors du commun et une évidence idiomatique inattaquable. La Belle Meunière lui permit ensuite de se définir sans soucis comme un immense Liedersänger, même si pour certains il en a fait presque trop !

Pour ce disque-ci, plutôt que d’accepter un intitulé, « verismo » qui ne veut pas dire grand chose, parlons de son implication dans un répertoire pas toujours apprécié et très rarement interprété en un seul récital pour ténor. Ce répertoire peut se décrire comme du post-verdien chanté en italien tant les styles sont divers. Jonas Kaufmann y chante donc en italien tout du long des rôles moins intellectuels et émotionnellement plus exigeants que ceux du répertoire allemand dans lequel il ne compte pas de rival actuel au disque. Prétendre que les moyens de Jonas Kaufmann ne sont pas, en termes de timbre, d’émission et de couleur solaire ce qui est attendu dans ce répertoire n’est pas très original. Nous proposons donc afin de parler d’avantage de qualités vocales et techniques de comparer Jonas Kaufmann et Roberto Alagna qui lui aussi en 2004 a présenté un récital de répertoire semblable, intitulé « Nessun Dorma », mêlant tubes et raretés dans une vocalité qui ne lui était pas non plus évidente et pour d’autres raisons.

Ainsi nous étudierons la voix de ténor, la technique et la manière de faire de la musique. Les deux ténors possèdent une solide voix de poitrine leur permettant de chanter des aigus en pleine puissance. Mais cette réserve de puissance peut être adoucie par la voix de tête en son mixte ou utilisée seule. Ainsi toutes les palettes de nuances leur sont donc possibles. Dès son premier air extrait du rare Giulietta e Romeo de Zandonai on remarque chez le ténor allemand une émotion liée à une forte implication dans la prononciation du texte et une couleur sombre quasi lugubre bien en situation. Le placement de la voix est très couvert avec d’exceptionnelles résonances de poitrine. Le médium et le grave sont somptueux, remplis d’harmoniques rares et sensuelles. Il parait déplacé dans un tel contexte de parler de sons engorgés. Le personnage est donc sombre et dramatique, désespéré et prêt à mourir. Jamais un sanglot inopportun ne vient briser la ligne de chant d’un raffinement extraordinaire avec des nuances très subtiles et des messa di voce de haute école belcantiste. L’écoute de Roberto Alagna dans le même air est sidérante tant s’impose à nous la prise de conscience que tout oppose ces deux chanteurs. La technique d’Alagna à l’opposé repose sur une prononciation de l’italien d’un naturel confondant, sans jamais de dureté comme chez son homologue qui lui distille un texte sur-articulé par moments. La production du son est aussi simple et évidente avec de belles voyelles très ouvertes et très pures. Le son est produit souvent très en avant dans le masque et les graves et médiums sont moins sonores mais toujours très beaux et semblent naturels. La ligne de chant est souple et subtile sans s’appuyer sur une dynamique aussi vaste que celle de Kaufmann. L’impression générale est celle d’une voix beaucoup plus juvénile et claire. Il ne s’agit pas de puissance car les deux ténors à la scène ont une voix de taille équivalente. Mais la dimension essentiellement lyrique de Robert Alagna est ici un atout pour éviter d’alourdir un Romeo, qui est son meilleur rôle chez Gounod. On l’aura compris il n’est pas possible de choisir mais de constater combien des moyens variés utilisés avec art produisent un résultat différent et complémentaire.

En Andrea Chenier on sait l’immense succès obtenu par Jonas Kaufmann récemment à Londres. Son Maurizio est sensuel et utilise un legato de rêve qui ne différencie pas beaucoup les voyelles. Le texte est un peu trop détaillé pour sembler naturel. Curieusement le ténor allemand ne chante pas les deux airs de Maurizio dans l’ordre et commence par « L’anima ho stanca ». La différence de caractérisation entre les deux moments reste sous le coup du drame de cet air où le ténor exprime son désamour pour la princesse. Ce tragique convient bien au grain sombre de cette voix et à ses riches harmoniques alors que dans le premier air il ne parait pas assez heureux. Ce qui est tout à fait remarquable est un jeu de colorations de la voix et un rare souci de phrasé, toujours très étudié. Ainsi aucune tension n’est perceptible dans l’aigu chez Kaufmann qui peut nuancer comme il veut sur toute la tessiture avec des sons filés admirables. De Turridu dans Cavalleria Rusticana le ténor propose deux airs. Dans le Brindisi Kaufmann étonne par une tension plus grande et un placement dans le masque plus en avant. Une certaine dureté et une grande énergie lui permettent ainsi d’être parfaitement en situation, il s’agit d’un air très extraverti et sans pathos. Mais le texte reste toujours assombri par des voyelles peu différenciées respectant avant tout la ligne de chant et la projection de la voix. L’air d’adieu à Mamma Lucia devient un moment de drame déjà vécu et accepté. L’appui sur les consonnes est parfois un peu dur, mais comme il est rare d’entendre cet air phrasé avec cette subtilité. Là non plus aucun sanglot et pourtant que d’émotion !

Les nombreux autres airs de ce récital parcourent des rôles toujours abordés avec le même soin. Dans « Vesti la giubba » de Paillasse sa puissance et une noirceur quasi diabolique surprennent (une prise de rôle à surveiller).

Ce qui reste donc comme une évidence à l’écoute du récital « Verismo arias » de Jonas Kaufmann (en miroir avec le « Nesun dorma » de Roberto Alagna) c’est que la catégorie de ténor vériste n’existe pas, et que le temps des sanglots est aboli. Il est réconfortant de constater combien ces artiste (et Renée Fleming dans un autre registre tout récemment) mettent de soins dans leurs interprétations. Les moyens vocaux exigés sont conséquents et variés, chacun apportant beaucoup à une musique qui avant toute chose demande un engagement constant et une maîtrise vocale totale. Une chose caractérise nos artistes : chacun nourri son chant « vériste » de ce qu’il a appris dans d’autres répertoires. Jonas Kaufmann réussi totalement à nous convaincre qu’il peut apporter beaucoup à ces rôles italiens et son récital est à mettre au coté des plus grands d’aujourd’hui et d’hier (d’avantage Bjorling, Bergonzi et Domingo que Corelli ou Cura, Alagna ou Pavarotti). Ce qui compte dans ces rôles c’est d’apporter quelque chose venant du bel canto ou du lied et un engagement prenant appui sur le texte. Jonas Kaufmann est en train de devenir un « ténor assoluto », en aucun cas on ne peut le limiter au « verismo » qu’il revendique. Il peut bien plus ailleurs, mais donne tout ce qu’il convient aux rôles ici proposés. La direction d’Antonio Pappano et l’Orchestre de Rome sont aussi investis que le ténor, c’est tout dire !





 
 






 
 
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