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Opéra Magazine |
PATRICE HENRIOT |
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Das Lied von der Erde
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Gravé
en studio, au Musikverein de Vienne, la semaine précédant le concert donné
par le même soliste, le même chef et le même orchestre au Théâtre des
Champs-Élysées, le 23 juin 2016, Das Lied von der Erde par Jonas Kaufmann
sort en CD.
C'est le premier enregistrement publié après la longue
série d'annulations que le ténor allemand s'est imposée à lui-même, pour la
plus grande tristesse de ses admirateurs, et il donne à comprendre ce qui
rendait urgente la séparation douloureuse. Le retour parisien dans
Lohengrin, en janvier 2017, a en partie dissipé l'inquiétude et confirmé
l'avertissement.
Un entretien accordé à Thomas Voigt accompagne le
livret et montre à la fois la lucidité, la farouche détermination de
l'artiste et son aspiration métaphysique. Jonas Kaufmann y répond à
l'objection que suscite son défi : chanter les six lieder de Das Lied von
der Erde, «symphonie pour ténor, alto (ou baryton) et grand orchestre», où
l'ensemble l'emporte sur les solistes, l'esprit de symphonie sur la mélodie,
en un traitement instrumental beaucoup plus dense que celui des
Kindertotenlieder ou des Lieder eines fahrenden Gesellen. Kaufmann dit la
fascination qu'exerça sur lui l'enregistrement dirigé par Otto Klemperer,
avec Fritz Wunderlich et Christa Ludwig (EMI/ Warner Classics). Et il
explique comment le jeune homme qu'il était alors, voulant se lancer dans
Das Trinklied vom Jammer der Erde (Chanson à boire de la douleur de la
terre) se trouva complètement enroué au bout d'une page !
De cette
première expérience, Kaufmann avoue avoir tiré une leçon : il faut beaucoup
d'années pour apprendre à «caler» les trois lieder pour ténor. Et il
poursuit en avouant son attirance irrésistible pour les trois autres, ceux
qui appellent une voix grave, voire une voix d'ailleurs. Car,
ajouterons-nous, à Julius Patzak répondait l'inoubliable Kathleen Ferrier,
sous la baguette de Bruno Walter (Decca), et à Fritz Wunderlich, sous la
direction de Josef Krips, s'associa aussi Dietrich Fischer-Dieskau (Deutsche
Grammophon), qui chantait tout, du moins tout ce qui correspondait à la voix
de baryton. Des ténors débutèrent (Lauritz Melchior, Carlo Bergonzi) ou
finirent (Ramon Vinay) leur carrière en baryton. Il en est même un,
aujourd'hui, qui sans être du tout baryton, donne à peu près le change. Mais
peut-on chanter simultanément les ténors et les barytons ?
Après le
concert parisien, nous concluions : « Le défi est relevé. Fallait-il le
tenter ? A chacun d'apporter sa réponse : seul un tel soliste pouvait se
l'opposer à lui-même, avec la complicité d'un tel orchestre» ( voir O. M. n°
120 p. 74 de septembre 2016). L'écoute aveugle, sans le charisme de
l'artiste en scène, confirme l'énergie dans les lieder pour ténor et
l'impasse vocale dans ceux pour baryton.
Le Trinklied initial
s'élance ardemment et affronte vaillamment l'aigu, tout en assombrissant ta
phrase « Dunkel ist das Leben, ist der Tod» (« Sombre est la vie, sombre est
la mort»). L'alternance d'ironie et de préciosité de Von derJugend (De la
jeunesse) évoque admirablement paysages, personnages, jades et porcelaines
d'une Chine fantasma-go ri q ue, le sommet de l'art « kaufmannien » étant
atteint dans Der Trunkene im Frühling (L'Homme ivre au printemps). la
différence du concert, qui permettait à l'homme de théâtre de mimer une
démarche titubante, la seule ressource d'un phrasé prodigieux suggère, au
disque, le dialogue avec l'oiseau. Et Kaufmann chante la phrase « Der Vogel
singt und lacht !» (« L'oiseau chante et rit !») en le faisant effectivement
rire, non par un artifice expressionniste surajouté, mais par la coloration
intérieure du son.
En revanche, le miracle ne se produit pas
constamment avec les trois lieder confiés à la tessiture grave. Les Wiener
Philharmoniker et Jonathan Nott savent alléger au-delà du possible et
chanter avec le soliste. Mais, dans Der Einsame im Herbst (Le Solitaire en
automne), esquisse de brumes bleues et de brins d'herbe couverts de givre,
phrase implorant le repos contraint l'interprète à parler, voire à
chuchoter. Dans Von der Schônheit (De la beauté), on se demande même s'il va
chanter, tout son art consistant ici à faire attendre le chant jusqu'à
l'insupportable !
Pour Der Abschied (L'Adieu), déchirant dialogue
avec un orchestre magistral aux reflets irisés, le soliste-récitant parvient
à suggérer l'errance emblématique du lied, parabole du cheminement spirituel
(« lch wandle auf und nieder»). Et l'on demeure stupéfait par les sept «
Ewig» (« Éternellement»), dont Kaufmann souligne qu'ils caractérisent
l'horizon bleu et le renouveau du printemps, non le désespoir mais l'attente
du réconfort. Le tout dans une gamme de nuances qui va du piano au
pianississimo. Peut-être faut-il accueillir ainsi ce disque hors norme.
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