Classique News, le 28.03.2017
par Elvire James
 
JONAS KAUFMANN sublime le Chant de la Terre de Mahler
chantre de l’âme humaine , diseur halluciné, chanteur poète d’une irrésistible vérité
 
CD, compte-rendu critique. MAHLER : Das lied von der Erde / Le chant de la Terre. Wiener Philharmoniker. Jonas Kaufmann, ténor. Jonathan Nott, direction (1 cd SONY classical). Incroyable gageure pourtant préparée depuis des décennies car il avait à coeur de réaliser ce marathon lyrique et symphonique depuis son adolescence : Jonas Kaufmann chante l’intégralité des lieder du Chant de la Terre, bouleversante fresque lyrique et orchestrale de Gustav Mahler, composée en une période très éprouvante pour la compositeur juif du début du XXè – le plus grand symphoniste germanique alors avec Richard Strauss. En témoignent les poèmes déchirants sur l’existence et la condition humaine que Mahler met en musique avec une frénésie extatique, à la fois symboliste et expressionniste ; partition majeure d’un auteur qui a perdu sa fille, apprend qu’il est viré de ses fonctions comme directeur de l’Opéra de Vienne (alors qu’il y menait une réforme inouïe, tant en terme de répertoire que de conditions nouvelles pour assister aux concerts symphoniques et aux opéras…), c’est aussi l’époque où Mahler, condamné, apprend qu’il est atteint d’un mal incurable aux poumons.

La partition est parcourue de doutes et d’inquiétudes : ceux d’un homme usé, en proie aux visions du gouffre profond car Mahler est malade, atteint, physiquement démuni quasiment au fond du désespoir. Au moment de la composition de sa 9è Symphonie (avec voix) soit à l’été 1908, isolé, solitaire, dans son cabanon de Toblach, obligé aux marches lentes, – un comble pour ce grand marcheur, il a le temps de réfléchir à sa condition misérable : dépression terrifiante, crise personnelle et sentiment d’une insondable douleur, en liaison avec l’échec de son couple avec la très volage Alma, adoucies cependant par le réconfort d’une musique d’une douceur maternelle. Ici les éclairs éperdus voisinent avec des accents de pur lyrisme halluciné… L’écart des émotions est d’une infinie diversité, au diapason d’une âme foudroyée.

Viscéralement autobiographique, l’écriture joue des nuances symbolistes, impressionnistes, expressionniste… éléments fascinants de ce creuset magique qui compose l’attrait d’une imagination symphonique aussi exceptionnelle que peut l’être à la même époque celle de son confrère Richard Strauss. Ses partisans soulignent la sincérité d’une langage bouleversant. Ses détracteurs fustigent plutôt la vulgarité d’une écriture qui s’autoproclame en martyr du XXè.

Doué d’une articulation inouïe, c’est à dire naturellement caractérisée, harmonieusement riche, le ténor Jonas Kaufmann parvient d’une seule voix à rompre la monotonie annoncée,- soit la couleur linéaire d’une voix unique. L’illustre ténor compense la présence plus familière dans le cycle, des deux voix, masculine et féminine, si différenciées. Et qui apportent la vérité propre de chaque timbre. Ici pourtant… comme un monologue d’une infinie variété de sentiments, … même étonnantes couleurs, même palette expressive d’une intensité stupéfiante. Le ténor munichois exprime cette désespérante lyre, ponctuée d’accalmies profondes et fugaces (plage 2 : poésie élégante et introspective en lien avec les images des poèmes chinois originels). S’il s’agit bien de poésie chinoise, rien d’oriental, cependant dans le traitement musical, dans cette succession de confessions intimes et hallucinées.

Même le dernier hymne (sublime chant de la fin, du renoncement, de l’anéantissement assumé et conscient : « Der Abschied », L’adieu) où se fondent l’un à l’autre, et le temple de la nature et les aspiration de l’homme en témoin démuni, cite il est vrai la flûte du poète extrême-oriental ; mais ce qui inspire manifestement Mahler, c’est la justesse de l’évocation naturaliste ; car entre tentative panthéiste et assimilation de l’être au milieu pastoral suscité, paysage naturel et paysage mental ne font qu’un ici. Et l’orchestre, scintillant, perlé, magnifiquement orfévré par la direction pointilliste et chambriste de Jonathan Nott accentue la résonance climatique aux paroles du narrateur-acteur.

Symphonie avec voix, le dernier poème musical “L’adieu” fouille ainsi les tréfonds de l’âme atteinte, en quête de reconnaissance comme de structuration intime. Il n’est guère que Dvorak dans son Stabat Mater qui atteint une telle gravité à la fois sincère et lugubre ; d’autant plus bouleversante que le chant de Kaufmann du début à la fin, sait rester jusqu’à la dernière mesure, d’une simplicité allusive, littéralement prodigieuse.

Jamais démonstratif ni outré au diapason de la clarinette grave, de la harpe, puis porté véritablement par les ailes angélique de la flûte, ici pilote thuriféraire au chanteur-diseur, le chant désespéré traverse les enfers, atteint les limbes salvatrices, trouve les ressources de sa propre sublimation. Le cheminement des ténèbres vers l’éclat d’un paradis musicalement tangible peut se réaliser grâce au ténor qui n’a jamais été aussi juste et vrai ni mieux inspiré que dans ce cycle superlatif. A la fois enivré et désespéré, halluciné et hypnotique, Jonas Kaufmann nous ensorcèle par l’humanité de son chant maîtrisé. BOULEVERSANT.






 
 






 
 
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