Diapason, octobre 2015
Jean-Philippe Grosperrin
 
Plus belle la voix
Le cross-over, fierté de Caruso, retrouve ses lettres de noblesse chez les ténors. Hier Joseph Calleja et Piotr Beczala, aujourd'hui Jonas Kaufmann, qui troque l'habit de Parsifal contre le veston des stars de la radio et des écrans germaniques, Richard Tauber, Joseph Schmidt...

Quel est le point commun entre le luth morbide de Marietta dans La Ville morte (Korn-
gold), L'Auberge du cheval blanc (Benatzky), la garçonnière à foxtrott de La Fleur de Hawaï (Abraham) et la chanson d'adieu Frag nicht warum (Stolz) ? Tous sont des succès germaniques, nés à Berlin ou à Vienne entre 1925 et 1935, diffusés par le disque et (souvent) par le cinéma. Car le nouvel opus du grand ténor brun n'est pas exactement un récital d'opérettes viennoises, ni (malgré son titre) un nouvel hommage à Richard Tauber après celui, impérial, de Piotr Beczala (DG, cf n° 614), mais bien plutôt l'évocation musicale d'un entre-deux-guerres aux styles fluctuants. Est-ce un hasard si les arrangements raffinés des extraits de Stolz, May ou Spoliansky, bien connus parles gravures éternelles de Joseph Schmidt et Fritz Wunderlich, gomment toute emphase au profit d'une ambiance « grand hôtel rétro » ? Max Raabe, es-tu là ?
UN ÉROS CHANTANT Non, c'est bien Jonas Kaufmann, très personnel comme toujours, plus souple et inventif qu'un orchestre à la fantaisie restreinte. Çà et là, les tubes de Tauber pourront laisser sceptique, moins par la qualité ombreuse de la voix que par un excès de pianissimos (détimbrages inclus), caresses et murmures ostentatoires d'où naît quelque chose d'assez fabriqué, loin de l'interprétation de Piotr Beczala - pour ne rien dire d'un Nicolai Gedda dans la sérénade de Frasquita de Lehar. Pourtant, l'air rebattu du Pays du sourire saisit par sa noblesse, par l'érotisme d'une musicalité en clair-obscur qui occulte les banalités de « Heute Nacht oder nie » et « Ein Lied geht um die Welt », ou qui tourne Frag nicht warum en grande élégie de salon.

La réussite de l'album est en somme d'assumer ensemble l'intimité de l'écoute solitaire, l'élégance un rien recherchée, mais aussi la solennité héroïsante que permet Lehar et qu'exige encore le feu faustien de Schrenk, où Künneke ne ménageait pas Helge Rosvaenge, son créateur. Là, Kaufmann rivalise vraiment avec Wunderlich. Entre le Paul hallucinogène de Korngold (un futur rôle en or ?) et le chic absolu des duos de Paul Abraham, on saurait d'autant moins choisir que Julia Kleiter apporte à chaque fois une réplique parfaite de ton.


 
 






 
 
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