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Forum Opera, 15 Septembre 2014 |
Par Christophe Rizoud |
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Donnons-lui notre coeur
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En
août 2011, lors d’un concert à la Waldbühne de Berlin aux côtés
d’Anna Netrebko et d'Erwin Schrott, Jonas Kaufmann propose en
bis « Du bist die Welt für mich », un air tiré de Der singende
Traum, une opérette composée par Richard Tauber à l’intention de
son égérie Mary Losseff. De là serait née l’idée d’un album
consacré à la musique légère allemande, auquel naturellement cet
air donne son titre. Non pas une de ces compilations
mercantiles, comme pourrait le laisser penser une couverture qui
rappelle Max Raabe et son orchestre, mais un « concept cohérent
reprenant les orchestrations originales ». De fait, le programme
a été limité à la période 1925-1935 avec, seule concession aux
lois du marketing, plusieurs numéros chantés en anglais et un en
français. Il faut bien que disque s’exporte*. Autre choix
surprenant dans cette approche d’une honorable rigueur, « Glück,
das mir verblieb » extrait de Die Tote Stadt. L’œuvre peut
sembler sérieuse dans pareil contexte, d’autant que Julia
Kleiter, invitée à jouer les utilités sur trois plages du
récital, y est propulsée au premier plan. Si talentueuse soit la
soprano, c’est son partenaire d’abord qui motive l’écoute.
Pour le reste, les tubes signés Franz Lehár côtoient des
titres moins connus de compositeurs aujourd’hui oubliés, tels «
Irgendwo auf der Welt » de Werner Richard Heymann (1896–1961)
qu’anime subitement un fox-trot débonnaire, ou « Diwanpüppchen »
de Paul Abraham (1892–1960), si berlinois avec son déhanché
jazzy. Le ténor y jette aux orties son image de beau ténébreux,
en effectuant – vocalement, cela s’entend – sautillements et
quickstep. Joyeux drille, Jonas Kaufmann ? Disons qu’il
s’applique, au détriment d’une certaine spontanéité, à insuffler
à chacun de ces numéros l’esprit censé les animer. « Aucun autre
répertoire ne m’a donné tant de mal » avoue-t-il et on le croit
sur parole tant cette musique, éloignée de son territoire
d’élection – Verdi et Wagner –, peut se briser ou pire se
glucoser si l’on n’y prend garde.
Passé un « Girls Were
Made to Love and Kiss » méconnaissable où le ténor se fait
crooner, on retrouve ce qui ailleurs caractérise son chant et en
fait l’unicité : la couleur sombre, la conduite de la ligne,
l’égalité des registres, le souci des nuances. Cette dernière
caractéristique, surtout, place l’enregistrement au sommet de la
pile. Là où Piotr Beczala, l’an passé dans Mein Ganzes Herz,
chantait tout main sur le cœur avec la même intensité, Jonas
Kaufmann introduit de subtils dégradés, de l’effleurement à
l’étreinte, qui sont autant de caresses amoureuses. Docile, la
direction de Jochen Rieder s’adapte à ces contrastes salutaires.
« You Are My Heart's Delight », attaqué à la hussarde, s’allège
ensuite, lorsque le suggèrent mots et musique. De même «
Freunde, das Leben ist lebenswert! » se dresse, passionné – et
l’on entend tout ce que Lehár doit à Puccini – avant qu’un
rythme de valse ne l’infléchisse et que la voix, devenue suave,
obéisse à ce changement d’humeur. Dernier exemple – mais à
l’exception d’un « Lied vom Leben des Schrenk » fracassant, il
faudrait tout citer – : « Im Traum hast Du mir alles erlaubt »
où le chant, gourmand, mixe les sons pour mieux enjôler.
Inévitablement, d’autres références projettent leur ombre sur
les airs les plus rebattus. L’élégance de Fritz Wunderlich
demeure inégalable. Dans « je t’ai donné mon cœur » en
particulier, la délicatesse d’Alain Vanzo et la noblesse de
Georges Thill sont hors de portée. Mais l’intelligence de
l’interprétation parvient, sinon à écarter ces fantômes, du
moins à accréditer la proposition. La frivolité des années
1925-1935 fut un antidote aux horreurs de la Première Guerre
mondiale et à la Grande Dépression qui ébranla l'époque. A
l’heure où le mot « crise » est sur toutes les lèvres dans
toutes les langues, recevons comme il se doit le bouquet
d’insouciance que nous offre un des meilleurs ténors de notre
temps.
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