Saluons
tout d’abord le courage de Warner de se lancer dans une aventure que
beaucoup de majors du disque ont délaissée depuis longtemps :
l’enregistrement d’un opéra intégral en studio. La pari financier est
bien sûr osé ; aussi, pour l’atténuer, convient-il de se donner tous les
atouts. C’est chose faite ici avec le ténor star du moment, et pour
longtemps encore, Jonas Kaufmann, dans le rôle de Radamès. Celui-ci a
quasiment abordé tous les rôles de grands lyriques verdiens et autres.
Aujourd’hui il est déjà question de l’ultime : Otello.
Pour
l’heure c’est le jeune et fringant capitaine égyptien Radamès qui a
retenu son attention. Il est pour le moins périlleux, Kaufmann ou pas,
de se mesurer dans un rôle aussi standard, avec les grandes ombres du
passé : Corelli, Domingo, Vickers, Bergonzi. Qu’apporte-t-il de neuf et
d’original ? Certainement pas l’italianité, mais cela est général dans
cet enregistrement largement international, mais une intelligence du
personnage et une science du chant qui vous transportent sur un petit
nuage de félicité.
A-t-on jamais entendu pareil Celeste Aïda
achevé sur un si bémol double piano venu d’une autre planète et sans
équivalent ? Comment ne pas avoir la gorge nouée dans l’ultime scène
alors que les deux malheureux enterrés vivants disent adieu à cette
vallée de larmes qu’est l’existence terrestre, conjuguant à l’envi des
phrasés séraphiques avec des si bémols en mezza-voce à faire pleurer les
pierres ? N’allez pas croire pour autant que le vaillant guerrier de
Jonas Kaufmann ne sait pas faire exploser sa virilité et son courage, la
scène du Temple et le final du Nil sont là pour bien préciser le large
ambitus de sa dynamique.
Et puis, il y a ce sens précis derrière
chaque note, cette volonté d’incarner les moindres méandres du
personnage. En un mot comme en cent, c’est LE Radamès qu’il faut avoir
dans sa discothèque. Mais cette folle histoire d’amour évoquée en titre
ne pourrait exister sans une Aïda à la mesure d’un tel partenaire.
Encore une fois, le challenge est ardu. Entre les souvenirs de
l’incontournable Callas, de ceux qui le sont tout autant de Tebaldi,
Price ou Caballé, la voie est étroite. Anja Harteros s’y faufile du
mieux qu’elle peut, sans faire pour autant oublier quiconque. Son timbre
de miel et sa science vocale sont littéralement somptueux et elle est
aujourd’hui l’une des grandes verdiennes de sa génération. Sans conteste
possible. Et l’on attend tellement de ce soprano, qu’il arrive parfois
d’être, toute proportion gardée, déçu, comme par exemple cet air du Nil
se clôturant un peu hâtivement après un contre ut en demi-teinte certes,
mais pas très net tout de même. Ne terminons pas à son sujet sans
souligner aussi son engagement dramatique dans les duos, que ce soit
avec Amnéris, Radamès ou Amonasro. Du vrai théâtre lyrique et, en tout
état de cause, une splendide interprétation. La suite du cast ne peut
entraîner de pareils dithyrambes. L’Amnéris d’Ekaterina Semenchuk ne
peut pallier, malgré un impressionnant organe de mezzo-soprano les aigus
foudroyants et une recherche de musicalité constante, un manque vraiment
cruel ici d’italianité. Les trois clés de fa font leur job, avec bonheur
certes, mais sans révolutionner quoi que ce soit : Ludovic Tézier
(Amonasro un peu clair de timbre), Erwin Schrott (Ramfis opulent) et
Marco Spotti (Le Roi et seul italien ou presque, et cela s’entend
immédiatement). Dans les troisièmes rôles, Paolo Fanale n’a pas de mal à
se tirer du Messager, tout comme Eleonora Buratto de celui de la Grande
Prêtresse. Et puis il y a Antonio Pappano. A la tête de l’Orchestre
et des Chœurs de l’Académie nationale de Sainte Cécile, il donne de
cette partition une version dramatique d’une haute intensité, écartant
les dynamiques du quasiment imperceptible jusqu’à l’explosion sismique,
in fine manquant peut être de fil conducteur, privilégiant les micro-
atmosphères à une vue générale. Mais le résultat interpelle cependant
par la splendeur sonore des phalanges de Sainte-Cécile.
Pour
conclure, cette Aïda, très typée 21ème siècle, nous propose à entendre
des choses inouïes qu’il serait injuste, voire meurtrier, de ne pas
connaître. Alors donc, et malgré les quelques réserves formulées, en
demi-teinte, réserves situées à un niveau de comparaison
stratosphérique, il est indispensable de se procurer cet album.
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