Evénementielle,
cette Aida l'est à plus d'un titre. D'abord parce que les
enregistrements de studio - les seuls à permettre les longues
répétitions et multiples prises visant à approcher la perfection rêvée -
sont depuis longtemps délaissés par les grands labels, et qu'il faut
remonter à 2001 (Harnoncourt / Teldec, Parry / Chandos) pour trouver les
dernières Aida ainsi réalisées. Une génération entière de chanteurs
est-elle donc vouée à ne pas laisser de traces autres que live - certes
enrichies par le feu théâtral du direct, mais aussi fragilisées par ses
aléas propres ? Ensuite, Warner permet ici à trois interprètes majeurs
du moment d'effectuer leur prise de rôle dans ces conditions aussi
confortables que... scrutées : Anja Harteros, Jonas Kaufmann et Ludovic
Tézier ont ainsi inauguré leur personnage, d'abord pendant les séances
d'enregistrement, puis lors du concert qui leur succéda (le 27 février
2015) - le tout à l'Auditorium du Parco della Musica de Rome. Enfin,
l'ensemble de l'équipe réunie est tout simplement de premier plan, à
commencer par Antonio Pappano dont l'art de conduire et soutenir le
théâtre des voix est ici remarquable.
Pappano relève le défi de
la difficile mixture des niveaux héroïque/collectif et
intimiste/individuel qui fait tout le sel d'Aida. Sous sa baguette,
chœur et orchestre (il dirige l'Accademia nazionale Santa Cecilia depuis
2005) se déploient dans un vaste espace sonore qui rend justice aux
scènes de masse : le Temple de Vulcain est riche de couleurs vibrantes,
d'atmosphères délicates (les Prêtres, en écho lointain, ont une rondeur
feutrée de jeux d'orgue) ; la Danse sacrée joue de ses bois comme
d'autant de danseurs aux inflexions souples et libres, tout comme le
Ballet du II paraît un vivant feu follet ; à chaque fois, les plans
superposés sont aussi lisibles qu'imposants. Jusqu'au phrasé des
trompettes (la fanfare de la Police d'Etat s'adjoint à l'orchestre
principal) qui surprend - soigné, construit : inédit. Ailleurs, les
irisations des préludes (I et III), la lumière mystique des prières, la
synergie absolue et permanente avec les chanteurs, leurs échanges vifs
et bien menés, tout convainc : l'architecture tient, aussi bien monument
que détail.
On peut n'être pas séduit intrinsèquement par le
timbre d'Anja Harteros, qui trahit ici quelques notes étroites dans le
medium, et dont l'aigu flottant n'est pas toujours idéalement libéré.
Mais son Aida est magnifiquement dessinée, possédant toutes les
subtilités du déchirement intérieur du personnage, la versatilité de ses
accents : fierté et bravade refoulée, paradoxe torturant de « Ritorna
vincitor ! », détresse émouvante de « O patria mia ». Elle trouve en
Radamès un partenaire familier, et celui dont le seul nom aurait suffi à
porter un tel projet : Jonas Kaufmann. Comme à son habitude, il parvient
à concilier la vaillance de l'héroïsme et le raffinement des intentions,
son timbre sombré colorant d'ailleurs la fougue optimiste de Radamès
d'une prescience inquiète. Son « Celeste Aida » est en soi un autre
événement : liquidité naturelle, abandon impalpable, et à la fin le si
bémol rêvé par Verdi et qu'on n'a jamais donné ainsi : mezza voce puis
morendo - un miracle technique, musical et expressif. L'Amneris de
Semenchuk est fauve à souhait, avec des profondeurs aussi lascives que
menaçantes ; on regrette toutefois une élocution souvent mangée par
l'opulence du timbre. Mais sa Princesse est crâne et tranchante,
confrontée aussi à son impuissance rageuse à se faire aimer. Schrott
affiche en Ramfis une surprenante maturité patriarcale - belle union de
son timbre avec celui de Kaufmann dans « Nume, custode e vindice »,
partageant la même ferveur intériorisée. En deux scènes, Tézier impose
un Amonasro captivant : son « Suo padre » laisse filtrer toute la
tendresse du monde, quand le père inflexible reviendra, mordant,
arracher sa fille à ses attaches nouvelles, féroce mais sans
histrionisme. Les rôles épisodiques sont aussi fort bien tenus : timbre
riche de Spotti (un rien scolaire), mélismes généreux de la Prêtresse,
Messager sans faute... Un pari ô combien réussi !
PS. A ce
niveau de talents conjugués et de moyens déployés, on se permettra de
pointer que le livret d'accompagnement, lui aussi lorgnant vers l'« âge
d'or » des coffrets de studio avec son libretto intégral et
quadrilingue, laisse passer quelques erreurs fantaisistes : un mot (rien
moins que « patria » !) manque ici, deux lignes sont inversées là,
virant à la poésie dada ; plus loin, une coquille crée un contresens («
Héros je t'aimais, parjure[r] je ne le puis »)...
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